Serge Diaghilev

Serge Diaghilev

21 juin 2013
A.M. Martin
Anne-Marie Martin-Zürcher

Plaque se trouvant le long de l'avenue de Rhodanie, au sud d'IMD, il faut bien chercher, elle est presque cachée dans les herbes.

"Diaghilev aurait détesté être ainsi qualifié, lui qui passera pour l'archétype du dandy de Saint-Pétersbourg, à l'époque où cette ville est la capitale de l'empire des tsars. Pourtant, après sa naissance, le 17 mars 1872 à la caserne de Selistchev où son père est affecté comme officier, et une prime enfance pétersbourgeoise, il est, du fait des dettes paternelles, rapatrié manu militari et élevé par son grand-père dans le fief familial de Perm, sur les contreforts de l'Oural, à 1 800 kilomètres de la capitale et à proximité de la distillerie de vodka qui a fait la fortune de sa famille. Cette industrie est, pour lui, avec son adolescence provinciale, une source de honte qui sera peut-être à l'origine de son empressement à rappeler ses origines nobles à tout propos. C'est comme un « brave garçon, un joyeux provincial peut-être pas très intelligent, plutôt primitif mais dans l'ensemble assez sympathique » qu'il est regardé par Alexandre Benois lorsqu'il débarque à dix-huit ans à Saint-Pétersbourg. La condescendance de ce dernier, futur peintre et décorateur des Ballets russes, ne durera pas. En effet, pour provinciale qu'elle soit, l'éducation de Diaghilev - entre un père et une belle-mère mélomanes avertis, et un grand-père ouvrant largement sa propriété aux artistes de toute la région - a fait de lui un fin connaisseur de musique, de littérature et de beaux-arts. Venu dans la capitale pour accomplir sans passion des études de droit, Diaghilev profite de l'amitié du petit cénacle de son cousin germain - qui inclut, outre Alexandre Benois, un certain Léon Rosenberg, le futur peintre Bakst - pour affiner ses goûts artistiques. Il suit des cours au conservatoire et caresse un moment l'idée de devenir musicien professionnel. Il dilapide également l'héritage maternel en voyages dans tous les grands centres artistiques d'Europe.

Déçu dans ses ambitions musicales personnelles, c'est vers le talent artistique des autres que Diaghilev se tourne alors comme organisateur d'expositions puis comme rédacteur de revue. Son entourage est étonné de la perspicacité de ses analyses artistiques en même temps que de son absence totale d'amour-propre lorsqu'il s'agit d'aller quémander des aides pécuniaires ou administratives auprès des personnages les plus en vue de la cour ou de la finance. Dès ses premières expositions au musée Stieglitz de Saint-Pétersbourg, en 1897 (aquarelles anglaises et allemandes), 1898 et 1899 (expositions internationales de peinture), il compte le tsar en personne parmi ses visiteurs. Il gagne au passage la confiance de la princesse Tenichev, du grand-duc Vladimir, de magnats du chemin de fer et du commerce russes tels que Mamontov, Chtchoukine et Morosov. C'est dans l'appartement de la princesse Tenichev que se tiennent les réunions des « conspirateurs », artistes et intellectuels réunis par Diaghilev et Benois pour fonder la revue Mir Iskusstva (Le Monde de l'art), la première du genre en Russie où l'on ne connaît pas même encore le procédé de l'imprimerie d'art. Les numéros parus de 1899 à 1905 jouent un rôle essentiel dans l'histoire de la peinture russe. Les prises de position de la revue en faveur de l'art pour l'art vont à l'encontre de l'esprit dominant à l'Académie de Saint-Pétersbourg, alors aux mains d'Ilya Repine et des tenants de l'art engagé et social marchant à la rencontre du peuple. Les expositions que Diaghilev continue à organiser désormais sous le nom d'expositions du Monde de l'art consolident sa réputation... tout en lui attirant de nouveaux ennemis.

Il est alors recruté au Mariinski, le grand opéra de Saint-Pétersbourg, notamment pour diriger la rédaction de l'annuaire des théâtres impériaux. Cette fonction, qui lui est retirée presque aussitôt qu'accordée, tant l'homme est indiscipliné et incapable de taire sa désapprobation face à certains choix esthétiques, est moins importante en elle-même que comme moyen de rencontrer personnellement les meilleurs danseurs, chanteurs et musiciens russes de son temps. Diaghilev découvre le maître de ballet Fokine, les jeunes danseuses Pavlova et Karsavina et le chanteur Fedor Chaliapine. C'est probablement ici que germe dans son esprit l'idée que ce vivier de génies mérite un public plus vaste que les seuls esthètes de Saint-Pétersbourg. Néanmoins, c'est par une exposition de peinture que Diaghilev commence son œuvre d'exportateur de l'art russe en Europe occidentale, lorsque les graves troubles politiques que connaît la Russie en 1905 mettent fin à l'aventure du Monde de l'art. Plus ou moins à titre expérimental et sans imaginer que c'est le point de départ d'un immense succès, il organise, au Salon d'automne de Paris, en 1906, une exposition d'art russe qui retrace, à travers des tableaux et des sculptures, l'histoire des arts plastiques de ce pays depuis le Moyen Âge jusqu'à l'époque contemporaine. C'est la première fois que le public parisien voit des icônes mais aussi des illustrations de Bilibine pour les contes russes, des tableaux de Valentin Serov, Constantin Somov, Constantin Korovine, Léon Bakst ou Alexandre Benois. Paris est séduit : l'année suivante, l'Opéra ouvre ses portes aux concerts organisés par Diaghilev sous le nom de « saison russe », avec Nicolaï Rimski-Korsakov comme chef d'orchestre et Chaliapine comme interprète. En 1908, Diaghilev amène une troupe complète d'artistes des théâtres impériaux de Russie pour donner au Palais-Garnier l'opéra Boris Godounov, en version intégrale et en russe, avec Chaliapine dans le rôle-titre. Reproduisant à l'étranger les méthodes qu'il a déjà bien éprouvées en Russie, Diaghilev se multiplie dans les salons parisiens : la comtesse Greffulhe, la comtesse de Pourtalès et Misia Sert, la « reine de Paris », lui serviront d'appui à Paris comme plus tard lady Ripon à Londres.

C'est parce que la production d'une saison entière d'opéras russes apparaît comme trop coûteuse et complexe que, au printemps 1909, Diaghilev se rabat par défaut sur une saison de ballets. L'idée est hardie à Paris, où la danse est plutôt considérée comme un art mineur et nullement interchangeable avec les opéras promis. Préparés en hâte, les spectacles chorégraphiques du printemps 1909, au Châtelet, sont un triomphe artistique et mondain. Nijinsky, Pavlova et Karsavina ont subjugué les spectateurs les plus blasés de la Ville Lumière. Le couturier Paul Poiret lance des robes imitées des costumes de Bakst. La recette testée en 1909 est reconduite et améliorée au fil du temps à raison d'une saison de spectacles entièrement nouveaux tous les ans (avec une légère baisse de régime aux heures les plus noires de la Première Guerre mondiale). Progressivement le label « saison russe » est troqué contre celui de « Ballets russes de Diaghilev ». À partir de 1911, c'est Londres qui applaudit Diaghilev. Après la révolution bolchevique de 1917, les Ballets russes forment une troupe de réfugiés, détachés de leurs attaches d'origine et tournant dans l'ensemble des grandes villes d'Europe occidentale et à New York. Seule la mort prématurée de Diaghilev à Venise, en 1929, interrompt l'aventure. Ses plus fidèles collaborateurs tenteront de continuer les Ballets russes sans Diaghilev, notamment à Monaco où la principauté s'enorgueillit des Ballets russes de Monte-Carlo. Mais les Ballets russes de Diaghilev sont bel et bien morts.

Dès 1909, Diaghilev joue non plus seulement un rôle d'impresario mais d'authentique artiste. Il est en effet passé de l'exportation d'œuvres préexistantes, créées en Russie plus ou moins indépendamment de lui, à l'invention d'associations de son crû entre les meilleurs artistes de son temps, pour des spectacles dont il est le commanditaire. Il réalise à merveille son ambition de créer le spectacle total, ce qu'à l'époque les Allemands appellent le Gesamtkunstwerk (l'« œuvre d'art totale »), alliant excellence du décor, des costumes, du livret, de la chorégraphie, de la partition et des interprètes.

Amis puis brouillés à mort avec Diaghilev, les chorégraphes Fokine, Nijinsky, Massine, Nijinska (sœur de Nijinsky) puis Balanchine marquent de leur empreinte successive la créativité des Ballets russes. Mais les peintres, les musiciens, voire les écrivains ont aussi une part importante dans la notoriété des Ballets russes. À des créations typiquement russes, marquées par l'association Fokine-Nijinsky-Stravinsky-Bakst succèdent des ballets plus cosmopolites, Diaghilev s'ouvrant à des artistes de tous les pays tels que Maurice Ravel, Georges Auric, Erik Satie, Pablo Picasso, André Derain ou Henri Matisse. Le succès est à son comble avec L'Oiseau de feu (musique de Stravinsky, chorégraphie de Fokine, costumes de Bakst, 1910), Petrouchka (Stravinsky, Fokine, Benois, 1911), L'Après-Midi d'un faune (Debussy, Nijinsky, Bakst, 1912), Le Sacre du printemps (Stravinsky, Nijinsky, Roerich, 1913), Parade (Satie, Massine, Picasso, 1917), Noces (Stravinsky, Nijinska, Gontcharova, 1923) ou Le Train bleu (Milhaud, Nijinska, maillots de Coco Chanel, scénario de Cocteau, 1924). Jusqu'au bout, ce sont les choix personnels de Diaghilev et son instinct infaillible qui ont fait l'unité de l'œuvre des Ballets russes.

Texte tiré de: http://www.universalis.fr/encyclopedie/serge-de-diaghilev/5-l-art-des-ballets-russes/

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21 juillet 2013
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