Henri DUPARC, Trois mélodies, Pierre MOLLET, OSR, Ernest ANSERMET, mercredi 13 février 1959
Henri DUPARC, Trois mélodies, Pierre MOLLET, OSR, Ernest ANSERMET, mercredi 13 février 1959
Les trois mélodies d'Henri DUPARC - «L'Invitation au voyage» (1870 sur un texte de Charles Baudelaire, dédiée à Madame Henri Duparc), «Phidylé» (entre 1872 et 1882 sur un texte de Charles Leconte de Lisle, dédiée à Ernest Chausson) et «La Vie antérieure» (1884 sur un texte de Charles Baudelaire, dédiée à J. Guy Ropartz) - sont certainement ses trois oeuvres les plus célèbres. Écrites à l'origine pour voix et piano, elles font parties des 8 mélodies qu' il orchestra ensuite lui-même.
Ces trois mélodies prennent une place très particulière dans le répertoire d' Ernest ANSERMET, qui se lia d'amitié avec Henri DUPARC habitant alors La Tour-de-Peilz (de 1906 à 1913, avec son épouse). Comme Duparc était devenu presque aveugle, c' est sous sa dictée, que le jeune Ernest Ansermet nota l'orchestration de ces trois mélodies.
Bien qu' il ait souvent mis des oeuvres d' Henri Duparc au programme de ses concerts, Ernest Ansermet n' a hélas pas enregistré de ces oeuvres pour le disque. C' est ce qui rend cet enregistrement de concert encore plus précieux, heureusement conservé par la Radio Télévision Suisse dans ses archives.
Dans ses lettres, Henri Duparc a documenté son travail avec Ernest Ansermet. Dans une lettre du 17 novembre 1912, il écrit par exemple:
"[...] En vous demandant de vouloir bien revoir les épreuves, je ne pensais qu' à celles des parties d'orchestre que mon éditeur fait autographier; quant aux épreuves de mes petites partitions, je désire qu' elles me soient envoyées, comme toujours. Je les corrige le mieux que je peux; et bien des fois, en corrigeant, j' ai fait quelques bons changements d'orchestration. Je demande ensuite à Ansermet de les revoir encore, car, on a beau faire, il reste toujours des fautes. Vous ai-je dit, qu' il n'y a pas longtemps, on en a encore trouvé une dans Faust! [...]"
D'une lettre du 25 février 1913: "[...] Vous savez avec quelle peine inouïe et quelle lenteur je travaille - ou pour mieux dire: vous n'en avez pas l'idée (figurez-vous que, l'autre jour, j'ai écrit jusqu'à onze fois la même mesure), et j'ai promis à Ansermet, pour le 3 avril, une petite valse 'lente, extraite des notes que j'avais prises pour le pauvre drame dont je vous ai parlé, et qui n'a jamais pu être réalisé; l'harmonie en est,je crois, assez amusante, mais ce petit morceau est loin d'être terminé, et je commence déjà à m'ahurir. [...]"
A Sérieyx, lui dédicaçant son ouvrage sur Vincent d'Indy, il répond (4 juin 1913): "[...] Vous me dites que vous venez de mettre le «point final» à votre travail: voilà quelque chose qui ne m'est jamais arrivé! Comment fait-on? [...]" Au sujet du «bon à tirer» de l'orchestration de «la Vie antérieure», il ajoute: "[...] Vous croyez peut-être que c'est le «point final»? Pas du tout: j'ai encore vu, depuis, des détails que j'aurais voulu changer... mais il n'est plus temps; tout ce que je demande, c'est de ne pas revenir de l'autre monde, quand j'y serai, pour mettre un hautbois à la place d'une clarinette...[...]"
Des souvenirs ayant paru dans une revue française, sous son nom, il précise, le 31 décembre 1912: "[...] L' article a été rédigé par Ansermet, à qui j' avais donné, un peu pêle-mêle, les notes recueillies sur trois ou quatre feuilles, au fur et à mesure que me revenaient des souvenirs déjà lointains. Il les a très bien mis en ordre, et l' article est exactement, quant au fond, tel que je le voulais. [...] Il y a bien par-ci par-là quelques tournures et constructions de phrases qui ne me plaisent qu' à moitié; je ne l' ai pas dit à Ansermet, parce que les Vaudois sont, je crois, très chatouilleux... [...]"
Ces extraits de correspondance sont cités du texte de Pierre Meylan paru dans le Journal de Genève du 16-17-18 mai 1959, en page 4.
Ernest Ansermet donna par la suite souvent des oeuvres de Duparc en concert, à Lausanne ainsi qu' au Kursaal de Montreux, dont il était à cette époque le chef d' orchestre. On trouve souvent des traces de ces concerts dans la presse de l' époque, par exemple l' annonce parue dans la Gazette de Lausanne du 27 février 1912, en page 4:
"[...] CONCERT SYMPHONIQUE - Le dix huitième concert symphonique aura lieu demain mercredi à 8 h. 30 du soir à la Maison du peuple, sous la direction de M. Ernest Ansermet, avec le Trio Caecilia (Mlles E. de Gerzabeck, M.-C. Clavel et D. Dundsford) et Mme Gilliard-Burnand comme solistes:
Le programme comporte
1. Pour orchestre seul: Prélude et fugue en mi mineur de J.-S. Bach, pour orgue orchestré par Henri Duparc; Mazeppa, poème symphonique de Liszt; Aux étoiles, de Duparc.
2. Pour violon, piano, violoncelle (Trio Caecilia) et orchestre: le triple concerto de L. van Beethoven.
3. Pour quintette à cordes (concerto grosso) avec concertino (MM. Keizer, Pilet et Plomb) le Concerto grosso en fa majeur de Corelli.
4. Pour chant (Mme Gilliard-Burnand) et orchestre: la Vie antérieure, de Duparc, et deux poèmes de Baudelaire (La cloche fêlée et Causerie) de Ernest Ansermet (première audition).
L' intérêt de ce concert est très grand. L' un des principaux éléments de cet intérêt est la présence de M. Ernest Ansermet comme chef d'orchestre et comme compositeur. [...]"
Son compte-rendu, publié dans la Gazette de Lausanne du 3 mars suivant:
"[...] Il y avait là, je ne le nie pas, tous les éléments d'une très agréable soirée et d'une belle chambrée. Mais ce fut la cohue. Longtemps avant l'heure indiquée, on refusait du monde. Loin de moi l'idée de m'en plaindre, car je ne saurais assez applaudir à tous les témoignages d'intérêt donnés par le public aux choses de la musique. Mais il y avait lieu de s'étonner d'un enthousiasme aussi imprévu. Bravo! et souhaitons que cela continue.
M. Ernest Ansermet dirigeait l' orchestre. Mettons-nous d'abord en règle avec lui. C'est un musicien, un vrai; c'est un convaincu, un sincère mais c'est encore un débutant. Sa direction, consciencieuse et fouillée, manque de l' autorité que peut donner soit un tempérament absolument exceptionnel, soit la triste - quoique si souvent indispensable - routine. Si tout en lui indique la volonté, rien ne marque encore la maîtrise: vouloir... pouvoir...
Comme compositeur, M. Ansermet nous faisait entendre deux poèmes de Baudelaire: La cloche fêlée et Causerie, deux oeuvres adroites, détaillées avec beaucoup de goût par Mme Gilliard-Burnan, surabondamment orchestrées et accompagnées de façon indiscrète. L' influence de l'école debussiste y est manifeste, plus qu'une personnalité bien définie.
La soirée débutait par un Prélude et fugue en mi mineur, de J.-S. Bach, écrit pour orgue et merveilleusement transcrit pour orchestre par H. Duparc. De quelle science intuitive des ressources de l' instrumentation le grand musicien a fait preuve dans ce travail de deuxième plan! Il a su nous donner l'impression non seulement intégrale, mais amplifiée, des sonorités de l'orgue.
De Duparc également, nous avons entendu deux oeuvres charmantes: La vie antérieure, excellemment chantée par Mme Gilliard-Bumand, et Aux étoiles, une fresque adorable de profondeur et de coloris. [...] A.P. [...]"
Un de ses concerts symphoniques donnés au Kursaal de Montreux fut même entièrement consacré à des oeuvres d' Henri Duparc, mais dont on ne connaît malheureusement plus son programme exact.
En 1915 lorsque le comité des Concerts de Genève cherche un chef, Henri Duparc soutient Ernest Ansermet en écrivant au comité:
"[...] Permettez-moi d'appuyer de toutes mes forces cette candidature et de vous assurer que vous ne sauriez faire un meilleur choix. Habitant depuis plusieurs années La Tour-de-Peilz, j' ai suivi avec le plus grand intérêt les concerts de M. Ansermet; sa parfaite intelligence des mouvements, son souci des nuances et de l' expression sont au-dessus de tout éloge; et il avait su donner à son orchestre [l'orchestre du Kursaal de Montreux] une cohésion et une précision absolument remarquables [...]" cité de Jacques Burdet, Les débuts d' Ansermet à Genève (1915-1919), Lettres publiées dans la Revue historique vaudoise en 1978.
Les extraits de quotidiens cités sur cette page sont rendus accessibles grâce à l' admirable banque de données «LE TEMPS Archives Historiques», qui est en accès libre sur la toile, une générosité à souligner!
Ernest ANSERMET dirige ici l'Orchestre de la Suisse Romande: il s'agit d'un extrait d'un concert populaire organisé par la Ville de Genève et donné au Victoria Hall le 13 février 1959. Au programme étaient la Symphonie No 38 de Mozart, ces Trois Mélodies de Duparc, Symboli Chrestiani de Nicolas Nabokov - ces deux oeuvres avec Pierre MOLLET en soliste - et la suite de l'opéra Le Tzar Saltan de Rimski-Korsakow.
Les trois mélodies...
«L'Invitation au voyage»
Henri Duparc a dédié cette oeuvre à sa future épouse, encore Ellie Mac Swiney lors de la composition. Des trois strophes avec refrain, Duparc ne retient que les deux plus impressionnistes, pour le premier couplet celles des «soleils mouillés», «ciels brouillés» et «soleils couchants» à la lumière «d'hyacinthe et d'or» d'un paysage hollandais, si évocatrices pour l'aquarelliste talentueux qu'il était.
"[...] Commencé à l' identique, le 2e couplet ne rompt l' immense bourdon, qui maintenait dans la contemplation ce chimérique «ailleurs», qu' à la cadence en sol majeur (mes. 54: «Qu' ils viennent du bout du monde»). Nouvel accompagnement ruisselant au tiers de ce 2e couplet (mes. 58, ut majeur, 9/8) pour se diriger vers l' irradiante cadence plagale en ut (mes. 71 : «une chaude lumière»), puis emporter dans son irrésistible élan le 2e refrain. Véritable «corde de récitation», la dominante sol balise la partie mélodique dans une discrète octave parcourue de tritons mélodiques (et harmoniques), sans entraver la puissance expressive du «leitmotiv» qui serpente de la voix au clavier.[...]" Brigitte François-Sappey
Mon enfant, ma soeur,
songe à la douceur
d'aller là-bas vivre ensemble!
Aimer à loisir,
aimer et mourir
au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés
de ces ciels brouillés
pour mon esprit ont les charmes
si mystérieux de tes traîtres yeux,
brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
dormir ces vaisseaux,
dont l'humeur est vagabonde;
C'est pour assouvir
ton moindre désir
qu'ils viennent du bout du monde.
Les soleils couchants
revêtent les champs,
les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or;
le monde s'endort
dans une chaude lumière.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté
luxe, calme et volupté.
«La Vie antérieure»
Sur un texte de Charles Baudelaire - des Fleurs du mal, «Spleen et Idéal» - cette mélodie - ce poème chanté - sonne comme une réponse à «L'Invitation au voyage».
"[...] Inscrit dans un unique accord de mi bémol majeur, répété jusqu'à la fixité, déjà veiné de «basaltiques» chromatismes internes, le 1er couplet «lent et solennel» pose le décor des «vastes portiques». «Un peu plus vite», emporté par la polyrythmie agitée du clavier, une fois encore entravée de pédales harmoniques, le 2e quatrain image les «houles» tout en intégrant les griffures en éventail qui reliaient les droits piliers initiaux.
Point culminant et point d'orgue avant les deux tercets associés dans un libre 3e couplet - lequel débordera sur l'épilogue pianistique. En cet instant d'apogée, situé à la submédiante, Duparc redouble le «C'est là» de Baudelaire, à la manière du «Là-bas, là-bas» de Goethe dans la Romance de Mignon. «Presque à demi-voix et sans nuance, comme en une vision», s'accumulent alors, en étroite correspondance avec la multisensorialité exacerbée du poème, tritons, quintes augmentées mélodiques et harmoniques, pathétique phrase canonique au clavier pour accéder au 2e tercet des insondables mystères.
Tuilage entre ces mots bouleversants : «Et dont l'unique soin était d'approfondir [deux accords lointains en éventail: incomparable creusement spatial et émotionnel] le secret douloureux qui me faisait languir» et le long postlude pianistique. [...]" Brigitte François-Sappey
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
que les soleils marins teignaient de mille feux,
et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
mêlaient d'une façon solennelle et mystique
les tout-puissants accords de leur riche musique
aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
et dont l'unique soin était d'approfondir
le secret douloureux qui me faisait languir.
«Phidylé»
Le poème est extrait du recueil «Poèmes et poésies» (Leconte de Lisle a écrit un autre poème du même titre, publié dans ses «Poêmes antiques»)
"[...] Dans ce poème de l'attente et hymne à la nature, le compositeur peint les gradations de lumières et atmosphères de l'aube au couchant, à la manière des séries de Monet. Et à partir de quatre des dix strophes, déjà rythmées par l'alternance d'alexandrins, octosyllabes et de l'hexasyllabe «Repose, ô Phidylé», il agence un libre rondo de trois couplets suivis d'un refrain (ou du postlude) qui réinvente l'espace-temps poétique. C'est merveille de le voir unifier par quelques cellules mélodiques - la première enserrée dans une tierce mineure s'élargissant au triton, celle du repos de Phidylé, et les inévitables pédales harmoniques - la progression agogique-dynamique de ballade qui traduit la mouvance des heures, des couleurs et la montée du désir.
Dans le romantique la bémol de l'amour, presque immobile, voix centrée sur la tonique, agrégats réguliers aux enchaînements modaux, tritons, le 1er couplet sonne... comme du Fauré.
Refrain en croches à la submédiante. 2e couplet en progression rythmique (triolets, quartolets) et modulations incessantes pour la vision sonore des «oiseaux rasant de l'aile la colline». Décélération symétrique par les triolets, refrain à la tonique, en croches, puis lente chute chromatique sur pédale.
3e couplet arc-bouté sur les piliers harmoniques du 1er mais en batteries de triples croches pour laisser vibrer les frémissements de la nature et de l'amour, voix émancipée qui gagne les cimes et décroît alors que le clavier (ou flûtes et hautbois) poursuit son irrésistible ascension.
Saisi sur l'acmé, le postlude va s'apaisant en une longue thesis récapitulatrice: frissonnantes batteries sur pédale de tonique du couplet 3, profil mélodique des refrains, puis motif de la fin du refrain 2 serti par les harmonies du couplet 1. Admirable. «Phidylé est mon "vase brisé"», confiera - brisé - le compositeur à Jean Cras. [...]" Brigitte François-Sappey
L'herbe est molle au sommeil sous les frais peupliers,
aux pentes des sources moussues
qui, dans les prés en fleurs germant par mille issues,
se perdent sous les noirs halliers.
Repose, ô Phidylé!
Midi sur les feuillages
rayonne et t'invite au sommeil.
Par le trèfle et le thym, seules, en plein soleil,
chantent les abeilles volages.
Un chaud parfum circule au détour des sentiers,
la rouge fleur des blés s'incline,
et les oiseaux, rasant de l'aile la colline,
cherchent l'ombre des églantiers.
Repose, ô Phidylé!
Mais quand l'Astre incliné sur sa courbe éclatante,
verra ses ardeurs s'apaiser,
que ton plus beau sourire et ton meilleur baiser
me récompensent de l'attente!
L' enregistrement que vous écoutez...
Henri Duparc, Trois mélodies, «L' Invitation au voyage», IHD 10, «Phidylé», IHD 14, «La Vie antérieure», IHD 21, Pierre Mollet, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 13.02.1959, Victoria Hall, Genève
1. L' Invitation au voyage 04:05 (-> 04:05)
2. La vie antérieure 04:21 (-> 08:26)
3. Phidylé 04:38 (-> 13:04)
Provenance: Radiodiffusion, Archives Radio Television Suisse
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