Temps Présent... demain

8 décembre 2014
Jean-Jacques Lagrange, Claude Zurcher
Les archives de la RTS

Dans

son étude, Claude Torracinta, le premier rédacteur en chef de Temps Présent, donne les clefs d'une aventure qui se poursuit depuis un demi-siècle. L'actuel rédacteur en chef, Jean-Philippe Ceppi, évoque dans cette interview l'évolution de l'émission depuis le début du XXIe siècle et les perspectives pour un magazine Temps Présent... demain.

notrehistoire.ch - En ce début de XXIe siècle, comment se profile le magazine Temps Présent face à sa déjà longue histoire ?

Jean-Philippe Ceppi. Incontestablement, à la fin des années 1990, Temps Présent était une émission qui pouvait s'accommoder de moins d'audience. Le public suivait des reportages sur des questions géopolitiques ou sur des thèmes plus politiques. Il est aujourd'hui plus difficile d'imaginer des reportages de 52 minutes tournés en Afrique, par exemple. Je pense que nous faisons une émission plus populaire qu'il y a quinze ans. En revanche, nous avons gagné en souplesse sur les moyens de production. Nous réalisons plusieurs sujets tournés durant une année entière avant d'être diffusés. Nous n'hésitons pas à commencer un reportage pour un format de 26 minutes et le pousser en cours de route à 52 minutes.

Un autre point marquant de cette décennie, c'est le développement de coproduction avec des sociétés externes. Désormais, quand les producteurs ont une envie qui n'est pas réalisable en interne à la RTS, nous pouvons faire appel à une production externe pour qu'elle le réalise.

Mais ce qui a surtout changé en dix ans, c'est la concurrence. Elle est plus vive, avec l'explosion de petites chaînes de la TNT qui grappillent une partie de l'audience. N'oublions pas non plus l'émergence de grosses émissions de téléréalité. Quand Temps Présent doit affronter la première saison de Scènes de ménage, nous ne sommes plus dans la même catégorie.

Enfin, c'est une évidence, ce qui a changé fondamentalement, c'est la déclinaison d'une même offre de télévision sur plusieurs écrans. Nous sommes face à une génération qui nous consulte différemment. Cette tendance va aller de manière croissante. A Temps Présent, elle suscite pour le moment plus d'interrogations que de réponses.

Ces nouvelles pratiques conditionnent-elles votre manière d'aborder les sujets ?

Non, pas encore, je ne crois pas. C'est une question qui concerne d'abord Facebook ou les grandes entreprises de presse sur internet. A Temps Présent, nous sommes plutôt dans une réflexion sur la manière dont nous proposons nos reportages. Nous avons fait quelques expériences de promotion de nos émissions sur les réseaux sociaux, ce qui marche très bien. Nous avons constaté l'étendue de notre public international. Nous le savions déjà avec la reprise sur TV5 Monde, mais maintenant, avec la mise en ligne sur

le site de Temps Présent, nous pouvons suivre le succès immédiat de certains reportages qui sont vus par plus de 200'000 personnes à l'étranger.

Pour l'instant, tout cela n'a pas encore affecté la narration des reportages de Temps Présent. Mais je m'interroge. Devrons-nous un jour faire face, dans notre narration, à une génération, un public plus réticent à suivre intégralement une émission de 52 minutes ? Devra-t-on travailler par « épisode » ? Prenons un autre exemple : les banc titres, c'est-à-dire la façon de montrer une information écrite. Actuellement, nous filmons la lettre qui confirme un propos, ou la première page d'un rapport, etc. Alors que le public peut suivre un reportage sur le net, l'interrompre, le reprendre, ne faudrait-il pas renvoyer par un lien vers cette lettre ou l'intégrale de ce rapport ?

Je me demande si nous ne devrons pas un jour adapter notre mode de narration pour privilégier à l'antenne ce qui fait la force de la télévision, c'est-à-dire l'émotion et le témoignage. Ce qui appartient à l'écrit sera décliné dans un même espace, celui de l'écran d'ordinateur. Nous nous interrogeons sur la façon dont nous travaillons. Sans remettre en cause pourtant la spécificité de Temps Présent et ce qui fait la ligne de force de l'émission : le travail commun d'un journaliste et d'un réalisateur.

A ce propos, journaliste et réalisateur travaillent-ils sur la même ligne ou cette relation a-t-elle changé dans la manière de tourner?

Fondamentalement, la colonne vertébrale est la même. La clé du succès est de bien raconter une histoire, que ce soit une enquête, un témoignage. Ce qui a changé, c'est que les jeunes générations sont plus à l'aise avec les réseaux sociaux, la technique. Ce qui a changé aussi pour l'enquête et l'investigation, c'est la rapidité avec laquelle on peut accéder à des sources, trouver des documents. Cette masse d'information à disposition crée une tendance que je combats : les journalistes sont moins sur le terrain et passent plus de temps au téléphone et sur internet. La nouvelle génération de journalistes va moins chercher des sources, et dispose de réseaux qui sont en fait déshumanisés, comme de multiples abonnements en ligne à des blog, des newsletters, des sites, etc. C'est paradoxal pour la télévision qui est un média de contact. J'ai eu parfois à dire aux journalistes : maintenant quittez vos bureaux, partez dans la vraie vie !

Pour les cameramen, il faut reconnaître que la nouvelle génération vaut bien les maîtres du début.

Complètement. A cela s'ajoute la capacité d'envoyer rapidement des images. Ce qui est nouveau, c'est que tout le monde est caméraman aujourd'hui. Nous devons intégrer aussi de nouvelles images, qui viennent du public, des images tournées en situation par des amateurs qui ont vécu l'événement, des images de vidéo surveillance... Il faut savoir intégrer ce matériel comme du matériel d'archives dans nos films. Il faut savoir le rechercher, l'identifier.

Les équipes à quatre, avec un journaliste, un réalisateur, un cameraman et un preneur de son sont donc toujours utiles.

Nous n'avons pas varié par rapport à cette règle, qui est un vrai luxe aujourd'hui. En revanche, on s'interroge toujours de savoir s'il est pertinent d'envoyer une équipe de quatre personnes dans une zone de conflit, par exemple. Ces questions n'ont pas changé. Je constate que des reportages tournés à trois, sans réalisateur ou sans journaliste, sont des reportages qui contiennent parfois des faiblesses. Le sujet tourné par le réalisateur pourra être plus faible en information, le sujet tourné par le journaliste manquera peut-être de force de narration.

Les pressions sont-elles devenues plus fortes ou ont elles changé de nature ?

Il y a des obstacles qui sont mis à la liberté de la recherche. Je pense que l'arsenal judiciaire s'est renforcé, les avocats sont devenus plus durs. Mais il faut aussi relever que de nouveaux droits existent comme la loi sur la transparence, ce qui est fantastique.

Pour les pressions classiques, en particulier d'ordres politiques et économiques, je pense qu'elles sont les mêmes. A la différence que nous sommes confrontés à des gens qui pratiquent maintenant la politique du silence plutôt que de faire pression sur la direction de la Télévision.

Je trouve qu'un vent mauvais souffle en Suisse. Avec nos collègues alémaniques de www.investigativ.ch nous partageons des inquiétudes sur les conditions dans lesquelles nous pouvons exercer ce journalisme d'enquête en Suisse. Nous avons décidé de solliciter nos employeurs : la SSR et les Editeurs. Leurs premières réactions sont positives et nous espérons entreprendre bientôt des démarches ensemble auprès du monde politique. Pour le sensibiliser aux menaces, en particulier aux menaces judiciaires sur la liberté d'investigation dans notre pays.

Où situez-vous ces menaces ?

Nous avons identifiés quatre motifs principaux d'inquiétude. Le premier concerne l'application de la loi sur la transparence. C'est une loi dont les journalistes font usage pour accéder à des dossiers de l'Administration publique et réaliser des enquêtes très intéressantes pour l'information des citoyens. Comme le reportage « Faut-il avoir peur des médicaments » que nous avons diffusé sur les conflits d'intérêt chez Swissmedic ou une enquête alémanique sur les voyages des fonctionnaires fédéraux.

Mais nous constatons de plus en plus que l'Administration met des obstacles, trouve des motifs pour justifier de plus en plus d'exceptions qui rendent la tâche plus ardue.

Deuxièmement, pour l'usage des caméras cachées, l'arrêté du Tribunal Fédéral de 2008 a fait de la Suisse l'un des pays les plus restrictifs en la matière. Or c'est un procédé qui permet de dénoncer des faits graves, on l'a vu par exemple dans les cas des révélations du Sunday Times sur la corruption à la FIFA.

Il ne s'agit pas de s'en servir sans limites, nous avons des Chartes pour en cadrer la pratique. Mais les tribunaux y sont très hostiles. De même pour le journalisme sous couverture. Un reportage percutant, comme on a pu le voir en France, d'un journaliste infiltré au Front National, c'est devenu impossible en Suisse.

Les whistleblowers, les lanceurs d'alerte, sont-ils protégés en Suisse ?

C'est notre troisième motif d'inquiétude. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Suède ou en Inde, il y a des lois pour protéger les whistleblowers, les lanceurs d'alerte à des fins d'intérêt public. En Suisse, on préfère parler de délateurs plutôt que de lanceurs d'alerte. Il existe quelques lois cantonales ainsi qu'une ordonnance fédérale, mais elles sont insuffisantes. L'auteur des révélations dans l'affaire Hildebrand, à la Banque Nationale, n'a pas été protégé, par exemple, il a été poursuivi. Le climat est à la méfiance et les fonctionnaires ont peur de parler aux journalistes.

Les journalistes parviennent-ils à protéger leurs sources d'information ?

C'est ma quatrième inquiétude : protéger nos sources. C'est hélas de plus en plus difficile ! Par exemple, les pressions du procureur neuchâtelois sur le journaliste du Matin Ludovic Rocchi, dont l'appartement a été perquisitionné et lui-même interpellé dans un hôtel à Locarno, ne sont pas dignes d'une démocratie.

L'affaire Giroud a montré qu'on peut « hacker » les ordinateurs des journalistes qui sont aussi harcelés par des recours en rafale! Tout cela effraie nos sources et les personnes susceptibles de transmettre des informations.

Dans ce climat plus difficile, comment se fait la relève des journalistes d'investigation ?

C'est une de mes préoccupations. Je m'interroge beaucoup sur la relève, sur l'envie de faire ce métier. Nous avons heureusement des talents à la Télévision qui souhaitent faire du journalisme d'investigation et qui sont encouragés dans ce sens. Mais nous sommes face aussi à une génération qui est dépolitisée. La politisation, je ne la regrette pas, mais c'était un moteur d'engagement dans l'investigation. Aujourd'hui, je m'interroge sur les fondements, la capacité de s'indigner des jeunes générations de journalistes qui aspirent à faire des enquêtes.

Quel avenir se dessine pour Temps Présent ?

Un immense avenir ! J'ai l'avantage d'être ce qu'on appelle ici un porteur d'image et les gens viennent directement m'interpeller dans la rue, parler des émissions qu'ils ont vues, évoquer des sujets. Une tendance qui m'impressionne, c'est le changement démographique que la Suisse a connu. Il y a plus d'étrangers, de « secundos », qui suivent nos émissions. C'est un public fidèle qui respecte le journalisme courageux et qui apprend énormément sur la Suisse à travers nos émissions. Je pense que Temps Présent a gagné une nouvelle étiquette : c'est aussi un outil d'intégration.

Nous avons réussi une forme de succession générationnelle. Mais nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers. Je suis partisan du doute perpétuel sur ce que l'on fait, mais je considère que le genre de l'enquête, du journalisme critique ou du témoignage qui dérange, ajouté au talent cinématographique, est une véritable formule magique !

Une formule magique pour une télévision de rendez-vous dans un monde qui n'a plus de rendez-vous !

Toutes les études récentes montrent que le public continue à avoir besoin de balises, d'être informé par des émissions durables et stables. Temps Présent est le reflet de la vie, notre matière est inépuisable si elle est bien racontée. Je suis confiant.

Propos recueillis par Jean-Jacques Lagrange et Claude Zurcher

Un grand nombres de documents d'archives de Temps Présent sont consultables sur le site des archives de la RTS et sur le site de Temps Présent.

Vous pouvez consulter également le site de L'histoire de la TSR.

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