100 ans d'histoire à l'école

13 janvier 2011
Dominique Yves MIEVILLE
Dominique Yves Mieville

L'école et l'enseignement de l'histoire durant les 100 dernières années.
Fêter les 100 ans d'une école, c'est évoquer l'histoire, son histoire. Ce jubilé autorise également à porter un regard sur l'histoire de l'histoire durant ces 100 ans, sur l'évolution de cette discipline enseignée à l'école, sur sa pédagogie durant cette période. Je vous y invite dans les propos qui vont suivre.

Dans un grand mouvement "révolutionnaire" radical, Genève a précédé sa grande voisine, la France de Jules Ferry, sur le chemin d'une même école pour tous. En effet, le ministre français fait voter les lois qui portent son nom en 1880 (accès des filles à l'enseignement secondaire d'Etat), 1881 (gratuité de l'enseignement primaire) et 1882 (obligation scolaire et laïcité ou neutralité de l'enseignement). Genève, quant à elle, a donc précédé sa grande voisine de 35 ans (1846) en ce qui concerne la gratuité et la laïcité de l'école, qui devient obligatoire en 1871. C'est principalement à Antoine Carteret et à Carl Vogt que l'on doit ce progrès majeur vers une démarche d'épanouissement social, culturel et professionnel de l'individu.
L'institution scolaire des années 1880, c'est également celle où s'engage un grand débat sur les matières, les contenus, les méthodes, les démarches, les objectifs.
On procédait alors, relativement aux matières qui composaient le cursus scolaire par addition de couches successives. L'histoire n'a pas fait exception à la règle, mais après que l'on se soit posé une question essentielle: l'histoire est-elle "disciplinable" ? Une réponse qui a été portée à cette interrogation l'a été sous la forme d'une affirmation qui répondait de manière indirecte mais très claire à la question posée : pour qu'une discipline "fonctionne", il lui faut satisfaire à des exigences internes qui en constituent apparemment le "noyau dur". Faute d'en tenir compte, l'enseignement échoue, ou n'atteint qu'une partie de ses objectifs. L'histoire pouvait-elle y parvenir ?
A cette époque en effet, même si quelques individualités bien rares proposaient de faire raisonner les élèves par comparaison et généralisation (Raphaël Horner en 1895) l'enseignement reposait sur le conservatisme, l'inertie, la routine. Dans sa grande généralité en effet, il s'agit d'exposition et de démonstration, par le maître ou par le
livre, la mémorisation, la récitation, et, d'une façon générale, sur ce principe que, dans tous les apprentissages, lecture, latin, calcul, et autres disciplines sur lesquelles on s'interroge, tout doit passer par une forme de réflexion qui classe, identifie, assimile, construit et contrôle à tout moment le processus d'élaboration de la connaissance. La mémoire, la mémoire consciente, est au poste de pilotage. L'histoire pouvait-elle s'y plier ? On considérait alors l'histoire comme le foyer d'un sens moral national, d'une conscience civique et religieuse. On lui conférait de nobles vertus: "développer l'amour de la patrie", "exciter de nobles émotions", "graver la grande idée de la patrie dans l'esprit et dans le coeur", "développer chez l'enfant le sentiment d'appartenir à un pays distinct des autres par sa culture et par son génie propre". D'autre part, on cherchait à "discipliner" l'intelligence de l'enfant. Pour ces raisons, au moins, il fallait absolument que l'histoire rejoigne la liste des disciplines enseignées à l'école. Elle entra donc dans ce carcan disciplinaire (c'est le cas de le dire) et devint une branche enseignée.
L'histoire classique scolaire démarra ainsi à la fin du XIXe siècle, après la naissance des Etats-nations (1848 pour la Suisse), à la même époque où des historiens élaboraient une série de stéréotypes nationaux, par exemple: l'invention du 1er août comme fête nationale en 1891.

Continuité
Dès le milieu du XXe siècle, des efforts d'investissements massifs sont entrepris dans l'éducation par les gouvernements des états occidentaux. Cet état de fait va se manifester dans l'élaboration d'ouvrages renouvelés pour l'ensemble des didactiques. L'histoire n'échappera pas à la règle. Le concept de compétences, et plus seulement de connaissances, agite aussi en ce temps les esprits. Une compétence est en effet définie comme un ensemble de connaissances, de qualités, de capacités, d'aptitudes qui mettent en mesure de discuter, de consulter, de prendre des décisions. C'est seulement à partir de la fin des années 60 que ce concept va se diffuser largement et se généraliser dans les réflexions portant sur l'école, sous la pression d'un changement profond des systèmes de production et d'une conception du capital humain comme ressource.

L'école repose alors généralement sur ce qu'on peut appeler: des opérations intellectuelles de "basse tension", principalement sur des transmissions-restitutions de connaissances factuelles, qui se bousculent et encombrent la mémoire des élèves. Le modèle d'enseignement, est clos, en cinq temps : question / réponse / évaluation
(sanction) / formalisation / compléments. L'enseignant contrôle le processus d'argumentation et de vérité en asseyant l'autorité du savoir comme la sienne. L'élève, ainsi privé d'une réelle responsabilité énonciative, est simplement invité à adhérer au discours à apprendre. Il est à l'écoute de la parole magistrale.
Malgré ce semblant d'immobilisme des méthodes d'enseignement en vigueur dans les écoles, ou probablement à cause, c'est également cette période qui voit l'émergence des pédagogies de la découverte, ouvertes, actives. Elles se renforceront et se concrétiseront dans le sillage du constructivisme (théorie de l'apprentissage développée, entre autres, par Piaget, dès 1923), et sont demeurées en vigueur jusqu'à aujourd'hui. Michael Huberman en a été, entre autres, un des plus ardent défenseur à Genève.
Une autre caractéristique intéressante et importante de cette période est le foisonnement documentaire qui démarre durant les années 60, et qui va exploser dès les années 80. Il va malheureusement, être utilisé, dans un premier temps, pour que l'élève, à partir d'hypothèses posées par le maître ou le manuel, n'ait pas à reproduire la démarche de l'historien.
Au milieu de ce XXe siècle, l'histoire enseignée est un récit, imprégné de causalisme et du rôle des grands hommes. Elle continue à transporter l'image d'une Suisse édulcorée, racontée au travers d'histoires qui relatent principalement divers évènements légendaires associés aux épisodes de l'histoire de la Suisse ancienne, de sa fondation et de ses héros, afin d'inspirer, toujours, l'amour de la patrie.
Les savoirs faire sont vidés de toute signification ou presque. L'enseignement de l'histoire demeure une culture disciplinaire consensuelle dont la finalité est de transmettre une vision partagée de l'histoire, hors des débats et des antagonismes qui la constituent. On identifie, on décrit, on présente sous forme de frises, on repère des faits datés, on répond à des questions sur texte, on classe. Il y a quasiment absence de controverse dans les débats si débat il y a.

Rupture
Dans la dernière partie du XXe siècle et en ce début de siècle nouveau, caractérisé dans l'actualité la plus immédiate par la mise en application du plan d'études romand (PER) dans les classes, où en est la didactique de l'histoire, quelle en est sa "philosophie", quels en sont ses ambitions, quelles sont les démarches qu'elle cherche à promouvoir ?
Depuis le début des années 2000 un certain engouement mêlé d'une certaine fièvre acheteuse du public pour l'histoire suisse s'est manifesté au travers de succès éditoriaux qu'ont été L'histoire suisse en un clin d'oeil de Joëlle Kuntz, L'Histoire de la Suisse pour les Nuls de Georges Andrey et Histoire suisse de Grégoire Nappey, illustré par Mix et Remix, ou encore dans une dimension plus locale, L'Histoire de Genève de Christian Vellas.
Dans un laps de temps comparable, la didactique de l'histoire a connu des "avancées notables", et ce depuis une quinzaine d'années. Certaines de ces avancées sont traduites notamment dans le PER, où s'articule et s'organise l'enseignement préconisé de l'histoire. Ouvrons le PER, fascicule "Sciences humaines et sociales", et voyons ce qui nous est dit. Tout d'abord, que les options didactiques du PER en histoire s'inscrivent dans un vaste mouvement qui traverse les pays européens. D'autre part, concernant les sciences humaines de manière plus large (géographie, histoire, citoyenneté), qu'elles permettent de "découvrir des cultures et des modes de pensées différents à travers l'espace et le temps", de "développer des compétences civiques et culturelles qui conduisent à exercer une citoyenneté active et responsable par la compréhension de la façon dont les sociétés se sont organisées et ont organisé leur espace, leur milieu, à différents moments".
Quant à l'enseignement de l'histoire de manière plus ciblée, il est dit qu'il permet d' "étudier la manière dont les individus, à différentes époques et dans différents contextes, ont vécu collectivement, se sont organisés en société, ont géré leurs conflits, et la diversité de leurs points de vue et intérêts". L'approche doit être "plurielle, basée sur des problématiques susceptibles de susciter un débat plutôt que sur un récit unique, linéaire et fermé". Nous somme dans une dimension d'histoire ouverte, vivante, en lien fort avec l'organisation sociale, les acteurs collectifs et le quotidien. Nous voyons déjà qu'il n'est plus possible de baser l'histoire scolaire sur un récit historique strictement national, qui ne permette pas à chacun de se situer personnellement dans l'histoire qu'il apprend. Nous ne pouvons pas traiter l'histoire nationale sans référence forte à l'histoire mondiale. La véritable histoire nationale est celle qui met la patrie en parallèle et en liaison avec l'histoire universelle et ses lois, comme une partie d'un grand tout. Nous constatons également que l'enseignement de l'histoire va porter une attention fondamentale à l'altérité et à la pluralité identitaire. Dans une société multiculturelle comme la nôtre, c'est primordial.
L'interdisciplinarité et le travail sur des documents sont privilégiés. Les élèves doivent apprendre à juger des sources, à émettre des hypothèses comme de vrais scientifiques. On privilégie une approche réfléchie de la discipline, une méthode qui s'écarte du modèle traditionnel de la leçon et de l'appris par coeur.
L'option est claire, mais la chronologie n'est pas oubliée pour autant. Au terme de leur scolarité, les élèves doivent être capables de nommer « les grandes périodes de l'histoire », de mettre en relation des personnages, des lieux et des évènements repères », ils vont avoir comme outil à disposition pour ce faire, un fil du temps grossièrement conceptualisé sous les étiquettes de la frise dite des "cinq grandes vieilles", fabriquée au XXe siècle (Préhistoire - Antiquité - Moyen Âge - Temps modernes - Epoque contemporaine).
Ce qui est en jeu, c'est une vision historienne des grandes mutations de la condition humaine. Ainsi, au fil des activités proposées en classe d'histoire, les apprentissages des élèves doivent porter non seulement sur des données factuelles, des faits d'histoire, mais aussi et surtout sur les questions que l'histoire pose aux sociétés et sur les modes de pensée spécifiques qu'elle utilise pour tenter d'y répondre. Quels sont ces préoccupations historiennes que l'école peut aborder avec les élèves et que le PER propose ?
L'identification de changements et de permanence (les historiens disent plus volontiers "ruptures et continuité"). Cette attention portée permet de poser un regard transversal à travers le temps, et de tenter de comprendre les périodisations des historiens, qui reposent sur l'identification de ruptures (guerre, révolution, crises sociales, économiques, etc…), de continuité, ou encore des phases de transition. L'histoire, c'est aussi tenir compte du passé en regard d'aujourd'hui (succession), mais c'est également l'importance à accorder à l'ici et l'ailleurs dans le déroulement de certains évènements par exemple (simultanéités). Poser une réflexion sur la différence entre mythes (Guillaume Tell, sorcières maléfiques, …) et réalité, au travers d'une pédagogies des représentations et de la réflexion.
S'attacher à l'observation et à l'étude de traces historiques et de mémoire, en comprendre la différence et les liens qui peuvent les réunir.
Dans la logique de ce que j'ai dit ci avant concernant les questions que l'histoire pose aux sociétés, l'enseignement de l'histoire aujourd'hui ne peut plus ignorer et laisser sous silence des questions sensibles qui se sont posées au niveau national (exemples: attitude de la Suisse entre 1939 et 1945, rapport avec l'extérieur, développement économique des 19e et 20e siècles).
Cette pédagogie nouvelle de l'histoire que préconise le PER doit se développer sur des situations et questionnements complexes, dans le cadre de leçons dialoguées, et au moyen de collectes de données, de sélections, de mises en relation, de comparaisons, d'interprétations, d'émission d'hypothèses, de tentatives d'explication, de pratiques argumentatives, de synthèses (pas synthèse plaquée, sans que les élèves n'aient la possibilité d'entrer dans la dimension critique de l'histoire), et reposer sur des énigmes, des enquêtes, etc.... Cette approche doit donc être fondée sur le document, sur l'authenticité : sur des textes de première main, des récits d'historiens, des cartes, des graphiques, des documents audio ou cinématographiques.
Que seront les 100 prochaines années pour l'institution scolaire et la didactique de l'histoire. L'histoire nous renseignera, mais il faudra attendre un peu.

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21 avril 2012
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