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Igor STRAWINSKI, Pulcinella, OSR, Ernest ANSERMET, 1965

novembre, 1965
Decca, RSR/RTS, François Hudry
René Gagnaux

La superbe série d'émissions de François HUDRY «Ernest Ansermet et l'OSR - l'histoire d'une folle aventure», réalisée par Gérald Hiestand et diffusée sur Espace 2 du 13 au 24 avril 2018, était consacrée aux enregistrements marquants qu' Ernest Ansermet a réalisé pour le disque. Les 2e et 3e épisodes étaient entièrement consacrés à des oeuvres d'Igor Strawinski, l'un des compositeurs les plus importants dans l'oeuvre d' Ernest Ansermet.

Après «Le Chant du Rossignol», au début du 2e épisode diffusé le mardi 14 avril 2018, puis la «Suite de l'Oiseau de Feu (1919)», François Hudry avait choisi l'enregistrement intégral de «Pulcinella».

Recto de la pochette des disques Decca LXT-/SXL-6230

C'est à la demande de Diaghilev que Strawinski composa «Pulcinella» - le nom italien de Polichinelle - entre 1919 et 1920. Ce ballet néo-classique sur un scénario de «commedia dell'arte» est une sorte d'arrangement de musiques de Pergolèse, ou du moins attribuées à ce compositeur. En fait, Strawinski a emprunté aussi bien à Pergolese qu'à d'autres compositeurs italiens: les sonates en trio de Domenico Gallo, la suite de clavecin de Carlo Ignazio Monza, les «concerti armonici» de Unico Wilhelm van Wassenaer (alors faussement attribués à Pergolèse) et un recueil d'airs antiques édités en 1885 par Alessandro Parisotti. La majorité des pièces proviennent toutefois bien des oeuvres de Pergolese, des extraits de ses «commedie in musica», «Il flaminio et Lo frate ' nnamorato», de sa cantate «Luce degli occhi miei» et de sa «Sinfonia per violoncello e continuo». Le verso du disque d'Ernest Ansermet donne l'origine exacte de chaque pièce (dans l'état des connaissances en 1965):

Pierre Boulez sur ce qui caractérise Pulcinella par rapport aux autres oeuvres de Strawinski:

"[...] Pulcinella est une tout autre affaire, parce que Pulcinella est un jeu. OEdipus rex n'est pas un jeu; Apollon musagète n'est pas un jeu. [...] Stravinsky a pris des pièces sans grande valeur - des oeuvres dont on ne se souviendrait pas si on les regardait une seule fois - et les a traitées de manière très originale. C'est comme un vieux monument qu'on repeint de couleurs très vives, si bien qu'on ne voit pas l'histoire, on voit les couleurs. Pulcinella est une oeuvre que j'aime diriger, parce que c'est comme un jouet entre les mains. [...]" cité du texte publié dans le CD CSO Resound, avec Pierre Boulez dirigeant l'Orchestre de Chicago.

La version initiale fut écrite pour trois voix et un orchestre réduit de 32 instrumentistes, et donnée en première audition à l'Opéra de Paris le 15 mai 1920 par les Ballets russes, sur une chorégraphie de Léonide Massine, sous la direction musicale d' Ernest ANSERMET, avec des décors de Pablo Picasso. Une suite en a été tirée en 1922 (que Strawinski réécrira en 1949). Elle place les parties vocales dans l'orchestre et réduit la partition à onze pièces. Le 24 février 1923, Ernest ANSERMET en donna la première audition à Genève:

Les propos d'Ernest Ansermet sur Pergolese et Strawinski - publiés dans la brochure-programme de ce concert, dont est également citée la photo ci-dessus - sont très intéressants:

"[...] La manière dont ces deux personnalités musicales se trouvent collaborer dans Pulcinella est assez singulière pour appeler quelques commentaires. Dans les années 1917-1920, les Ballets russes avaient eu l'idée, pour leurs nouveaux spectacles, de s'inspirer de certains anciens compositeurs italiens, Domenico Scarlatti, Pergolesi, Cimarosa et Rossini. Tommasini pour Scarlatti (les Femmes de bonne humeur), Respighi pour Cimarosa (Astuzie feminili) et pour Rossini (Boutique fantasque) se contentèrent d'apprêter pour le ballet ou l'opéra-ballet, et de transcrire quand il y avait lieu, les oeuvres choisies de ces maîtres. Il en alla un peu autrement avec Pergolesi: Strawinsky, chargé de préparer la musique, s'éprit à ce point de son sujet, qu'il dépassa les limites d'une transcription, et sur un certain nombre de pages du vieux maître, prises comme point de départ, élabora une oeuvre qu'on peut considérer comme originale.

La vie et l'oeuvre de Pergolesi sont d'ailleurs bien faits pour enflammer l'imagination: la vie, si courte et si remplie, touchant à la fois au couvent et au théâtre et toute pénétrée de la folle ambiance napolitaine, garde un certain mystère et fait de Pergolesi un personnage presque fabuleux. L'oeuvre, relativement abondant, et dont on n'avait guère retenu que le fameux Stabat mater et la Serva padrona, est d'une originalité singulière (souvent trahie dans les éditions modernes) et réserve au chercheur encore bien des pages extrêmement curieuses. Strawinsky vit en Pergolesi un proche parent des vieux musiciens russes qu'il affectionnait, en ce sens qu'il ne lui paraissait pas de ces artistes - comme les Florentins, les Vénitiens, les grands Allemands - rattachés directement et comme de naissance à un art noble ou savant, mais de ceux au contraire, qui, nés au sein d'une musique populaire, font surgir tout à coup de cette musique populaire même, spontanée et sauvage, une oeuvre de grand style. Autrement dit, ce que Strawinsky vit d'abord en Pergolesi, ce fut le Napolitain, - la qualité de la musique napolitaine devenue flagrante dans une oeuvre de style - et ce qu'il y vit encore, ce fut le XVIIIe siècle à son aurore, un XVIIIe siècle tout frais, encore acide, presque agressif.

Dans un cas semblable, un peintre eût fait, de son modèle, une «copie». N'est-ce pas alors que le musicien, lui, fait un «portrait», c'est-à-dire une oeuvre qui sans cesse trahit l'auteur bien que tous ses éléments fussent empruntés au sujet? Pulcinella, en somme, c'est donc un portrait de Pergolesi par Strawinsky. Strawinsky emprunte à Pergolesi non seulement ses mélodies, mais leurs caractères harmoniques, et aussi ses caractères de style, et ce qu'on appelle la «forme» des morceaux; et il en poursuit l'achèvement comme il lui semble que Pergolesi eût fait à sa place, c'est-à-dire avec un certain recul. La forme inachevée - inhérente à l'époque - de beaucoup de manuscrits que Strawinsky avait en mains, l'encourageait d'ailleurs dans cette voie. Sur la musique ainsi élaborée, le chorégraphe Massine composa un ballet répondant, d'autre part , à un livret emprunté au théâtre populaire napolitain du début du XVIIIe siècle, et tournant autour de la figure traditionnelle de Pulcinella. Mais ce livret est sans aucune importance pour l'audition de la musique.

Cette oeuvre, écrite «d'après Pergolesi», et dont les fragments exécutés aujourd'hui constituent environ la moitié, est d'une importance assez grande dans l'évolution récente de Strawinsky. Elle a contribué à élargir sa langue musicale, en appliquant son imagination à des éléments musicaux qui n'avaient plus rien de «russe»; elle a contribué aussi à le ramener à une musique tonale sans que la tonalité soit pour elle une contrainte, ni un tuteur. Elle l'a ramené enfin à l'orchestre, cette sorte d'orchestre que M. Roland Manuel a appelé une «assemblée d'hommes libres» et qui, dans le cas particulier, est composé comme suit: un quintette à cordes solo; quintette à cordes ripieni; deux flûtes, deux hautbois, deux bassons, deux cors, une trompette, un trombone. E.A. [...]"

Le 2 octobre de la même année, lors d'un festival de gala des Ballets Russes, il dirigea ensuite le ballet complet:

Du 2 au 4 novembre 1965 Ernest ANSERMET enregistra cette oeuvre pour Decca, bien entendu dans le Victoria-Hall de Genève. Elle paraît en juillet 1966 sur les disques Decca LXT resp. SXL 6230 (mono resp. stéréo) et en mai 1967 sur les disques Decca LONDON 5978 et OS 5978 (ref. pour ces diverses données discographiques: l'excellent travail de Philip Stuart, voir par exemple cette page, plus particulièrement «le fichier Switzerland»).

Les textes chantés et leur traduction:

MENTRE L'ERBETTA

Tenor

Mentre l'erbetta Pendant que l'agnelle

pasce l'agnella, paît dans l'herbe,

sola, soletta seule, si seule,

la pastorella la bergère,

tra fresche frasche à travers la forêt

per la foresta et les frais bocages,

cantando va. va chantant.

CONTENTO FORSE VIVERE

Mezzo-Soprano

Contento forse vivere Je pourrais peut-être vivre heureux

nel mio martir potrei, dans mon tourment

se mai potessi credere si jamais je pouvais croire que,

che, ancor lontan, tu sei si loin que tu sois, tu serais

fedele all'amor mio, fidèle à mon amour,

fedele a questo cor. fidèle à ce coeur.

CON QUESTE PAROLINE

Basse

Con queste paroline Avec ces petits mots

così saporitine si doux,

il cor voi mi scippate vous m'arrachez le coeur

dalla profondità. au plus profond.

Bella, restate qua, Ma belle, restez ici,

che se più dite appresso et si vous parlez encore

io certo morirò. je mourrai certainement.

Così saporitine Avec ces petits mots

con queste paroline si doux,

il cor voi mi scippate, vous m'arrachez le coeur

morirò, morirò. au plus profond.

Sento dire no'ncè pace Je mourrai, je mourrai.

Trio: Mezzo-Soprano, Tenor, Basse

Sento dire no'ncè pace, J'entends dire qu'il n'y a pas de paix,

sento dire no'ncè cor, j'entends dire qu'il n'y a pas de coeur;

ma cchiù pe'tte, no, no, pour toi, hélas, non, jamais,

no'ncè carma cchiù pe'tte. il n'y a plus de paix pour toi.

CHI DISSE CÀ LA FEMMENA

Tenor

Chi disse cà la femmena Qui dit que la femme

sa cchiù de farfariello est plus rusée que le diable

disse la verità, disse la verità. dit la vérité, la vérité.

NCÈ STA QUACCUNA PO'

Duet

Mezzo-Soprano

Ncè sta quaccuna po' Il y a des femmes

che a nullo vole bene qui ne veulent du bien à personne

e a cciento 'nfrisco tene et qui en tiennent cent sur un fil,

schitto pe' scorcoglia', les dupant tous ouvertement,

e a tant' autre malizie et qui ont tant de tours,

e a tant' autre malizie tant de tours,

chi maie le ppo', le ppo' conta'. que personne ne pourrait jamais les compter.

Tenor

Una te fa la 'nzemprece Il y a celles qui feignent l'innocence,

ed è malezeosa, et qui sont pourtant rusées;

'n autra fa la schefosa d'autres agissent hautainement,

e bo' lo maretiello. et veulent pourtant attraper un mari.

Chi a chillo tene 'ncore D'autres encore s'agrippent à un homme,

e a tant' autre malizie et ont pourtant tant de tours

chi maie le ppo', le ppo' conta' que personne ne pourrait les compter.

e lo sta a rrepassa'? Qui pourrait jamais les compter tous ?

UNA TE FA LA 'NZEMPRECE

Tenor

Una te fa la 'nzemprece Il y a celles qui feignent l'innocence,

ed è malezeosa et qui sont pourtant rusées ;

'n autra fa la schefosa d'autres agissent hautainement,

e bo' lo maretiello, et veulent pourtant attraper un mari.

ncè sta quaccuno po' Il y en a aussi certaines

che a nullo-udetene- qui n'aiment personne - écoutez-moi -,

chi a chillo tene 'ncore qui s'agrippent à un homme

e a cchisto fegne amore et font pourtant les yeux doux à un autre,

e a cciento n'frisco tene et en tiennent cent sur un fil,

schitto pe' scorcoglia', les dupant tous ouvertement,

e tante, tant' autre malizie et qui ont tant et tant de tours

chi maie le ppo' conta'. que personne ne pourrait les compter.

SE TU M'AMI

Mezzo-Soprano

Se tu m'ami, se tu sospiri Si tu m'aimes, si tu soupires

sol per me, gentil pastor, après moi seule, doux berger,

ho dolor de' tuoi martiri, je souffre de ton tourment.

ho diletto del tuo amor, j'ai plaisir à ton amour.

ma se pensi che soletto Mais si tu penses qu'en retour

io ti debba riamar, je dois t'aimer toi seul,

pastorello, sei soggetto pastoureau, tu risques fort

facilmente a t'ingannar. de te tromper.

Bella rose porporina Aujourd'hui Silvia choisit

oggi Silvia sceglierà, une belle rose pourpre,

con la scusa della spina mais demain elle la dédaignera

doman poi la sprezzerà. sous prétexte de ses épines.

Ma degli uomini il consiglio Mais moi,

io per me non seguirò. je ne suivrai pas les conseils des hommes:

Non perchè mi piace il giglio ce n'est pas parce que j'aime le lys

gli altri fiori sprezzerò. que je dédaignerai les autres fleurs.

PUPILLETTE, FIAMMETTE D'AMORE

Trio: Bass, Tenor, Mezzo-Soprano

Pupillette, fiammette d'amore, Petites pupilles, flammèches d'amour,

per voi il core struggendo si va. pour vous mon coeur languit

La superbe série d'èmissions de François HUDRY «Ernest Ansermet et l'OSR - l'histoire d'une folle aventure», réalisée par Gérald Hiestand, est consacrée à divers enregistrements d'Ernest Ansermet pour le disque (l'indicatif du début de chaque volet de la série est un court extrait de la «Danse» des «Quatre études» d'Igor Strawinski, celui de la fin de chaque épisode est un court extrait du «Galop» de la «Suite no 2» d'Igor Strawinski).

Les 2e et 3e épisodes de cette série sont entièrement consacrés à des oeuvres d'Igor Strawinski. Dans le 2e épisode vient - après le « Le Chant du Rossignol» et la «Suite de l'Oiseau de Feu, version 1919» - cet enregistrement de «Pulcinella».

Igor STRAWINSKI, Pulcinella, Orchestre de la Suisse Romande, Marilyn TYLER (S), Carlo FRANZINI (T), Boris CARMELI (B),Ernest ANSERMET, 2-4 novembre 1965, Victoria-Hall, Decca

Pour écouter ce document, aller sur la page

https://www.rts.ch/play/radio/quai-des-orfevres/audio/ernest-ansermet-et-losr-lhistoire-dune-folle-aventure-210?id=9747394

des archives de la RTS et positionner le curseur de la barre temps sur 47 minutes 17 secondes, qui est le début de la présentation de cette enregistrement par François Hudry.

Les minutages sur le début de chaque tableau son donnés ci-dessous, en heure:minutes:secondes, ils permettent de mieux se situer dans l'oeuvre pendant l'écoute:

49:01 Sinfonia - Ouverture

50:50 1er tableau - Serenata: "Mentre l'erbetta"

Scherzino

Allegro

Andantino

59:17 2e tableau - Allegro, Allegretto

Ancora poco mono "Contento forse vivere"

Allegro assai

1:03:58 3e tableau - Allegro - Alla breve "Con queste paroline"

1:06:10 4e tableau - Andante "Sento dire no'ncô pace"

Allegro - Presto - Larghetto - Allegro alla breve

Tarantella

1:14:12 5e tableau - Andantino "Se tu m'ami"

Toccata

Allegro

1:17:41 6e tableau - Gavotta con due variazioni

1:21:40 7e tableau - Vivo

1:23:12 8e tableau - Tempo di minuetto "Pupillette, fiammette d'amore"

Finale - Allegro assai

**********

Le sommaire de ce second épisode de la série d' émissions de François Hudry, avec les minutages sur les débuts de chaque séquence:

  • un court extrait du «Capriccio pour piano et orchestre» est d'abord présenté, avec Igor Strawinski au piano, l'Orchestre des Concerts Straram étant dirigé par Ernest Ansermet (Lys)

  • 04:06 Igor Strawinski, «Le Chant du Rossignol», Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, mai 1956, Decca

  • 27:03 Igor Strawinski, «Suite de L'Oiseau de feu (1919)», Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, octobre 1950, Decca

  • 47:17 Igor Strawinski, «Pulcinella», Marylin Tyler, Carlo Franzini, Boris Carmeli, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 2 au 4 novembre 1965, Victoria-Hall, Decca

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René Gagnaux
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28 août 2018
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