Une Suissesse sauvait mères et enfants
En 2007, la journaliste et écrivaine Hélène Legrais a écrit « Les Enfants d’Elisabeth » (publié aux Presses de la Cité). Un moyen pour plusieurs centaines d’enfants nés dans la maternité suisse d’Elne en Catalogne française (Pyrénées orientales) pendant la guerre civile espagnole et la deuxième guerre mondiale de connaître enfin leur histoire, et nous en même temps.
La maternité employait une poignée d’idéalistes suisses qui ont bâti en un temps record un réseau d’entraide destinée à la population espagnole réfugiée dans le sud de la France. Cette entreprise avait pour but de distribuer des vivres et des vêtements à ces républicains (un demi-million) épuisés par des années de guerre contre le franquisme que les autorités françaises ont parqués dans des camps sitôt la frontière franchie en février 1939.
Grâce au Secours suisse aux enfants, les femmes enceintes purent néanmoins être accueillies dans une maternité de fortune, installée dans un château abandonné près d’Elne, une petite ville au sud de Perpignan. Ces femmes espagnoles rejointes ensuite par des juives et des tsiganes, autres « indésirables » pourchassées par Vichy et l’occupant nazi, y trouveront soins et paix pour donner naissance à leurs enfants.
Une exposition a été présentée au Musée internationale de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge à Genève en 2009. Elle regroupait des photos prises par la directrice et fondatrice de cette maternité Elisabeth Eidenbenz, une volontaire suisse née en 1913 à Wila dans le canton de Zurich et décédée le 23 mai 2011 à Zurich.
Pendant la deuxième guerre mondiale, 600 enfants lui durent la vie, 400 espagnols et 200 juifs venus de toute l’Europe. Elisabeth est le centre, le cœur de l’histoire racontée par Hélène Legrais, une histoire digne de celles des plus grandes héroïnes du siècle passé, elle a passé son temps à aider les mères et leurs nouveaux nés à vivre dans un cocon sain. Elle a contribué à sauver des mères juives enceintes de la mort qui les attendait à l’extérieur de la maternité. Interview.
La journaliste Hélène Legrais est l'auteure d'une vingtaine d'ouvrages. La plupart se déroule dans sa Catalogne natale et s'inspirent d'histoires vraies du passé. Son roman "Les Anges de Beau-Rivage" se passe à Genève.
Comment vous êtes-vous intéressée à cette histoire ?
Hélène Legrais: Ça a commencé gamine avec Andrea, une voisine d’origine espagnole, qui me disait « je suis née dans un château avec des infirmières suisses » ; elle parlait de cette maternité d’Elne dans les Pyrénées Orientales mais je ne le savais pas encore. A l’époque, la France avait vécu « la débâcle » face aux Allemands en juin 1940 et des réfugiés il y en avait eu beaucoup, on les mettait où il y avait de la place. Ce n’est que plus tard que j’ai su qui étaient ces « infirmières suisses ».
Y a-t-il eu une médiatisation de l’action d’Elisabeth Eidenbenz en France ou en Suisse, il semble que cette belle histoire ne soit pas si connue du grand public ?
On l’a connue beaucoup plus tard. En 2002, à l’occasion d’une réunion d’enfants nés à la maternité d’Elne devenus sexagénaires, Elisabeth a reçu le titre de « Juste parmi le Nations » par le Consul d’Israël venu de Marseille. Il y a eu des reportages à la télévision régionale. Des 600 enfants nés en six ans, 35-40 seulement avaient alors été retrouvés. C’était une histoire merveilleuse mais je n’ai jamais imaginé que je la raconterai : elle ne m’appartenait pas et je pensais que c’était à un des « enfants » né à Elne de le faire. Mais un jour de fin 2005, j’ai vu arriver une délégation composée de Nicolas Garcia, l’ancien maire d’Elne, très proche d’Elisabeth, et de plusieurs « enfants » qui m’ont demandé de raconter tout ce qui s’était passé sous la forme d’un roman historique qui ressusciterait « de l’intérieur » la vie de la Maternité entre 1939 et 1944. C’est ainsi que je procède quand j’écris, comme dans la « Transbordeuse d’oranges », un de mes précédents livres qu’ils m’avaient apporté en exemple, en immergeant les lecteurs dans la vraie histoire. Dans « Les enfants d’Elisabeth » il n’y a que deux personnages de fiction, Teresa et Esther, qui sont là pour nous servir de guides, tous les autres sont les vrais !
Elisabeth a reçu sur le tard quelques distinctions pour son œuvre à la maternité. Quelles furent-elles ?
Elisabeth a reçu au milieu des années 2000 la Croix de Saint-Georges (Creu de Sant Jordi), la plus haute distinction décernée par la Catalogne. Le maire d’Elne, Nicolas Garcia est allé recevoir pour Elisabeth l’Ordre civique de la Solidarité sociale espagnol (Orden civil de la Solidaridad Social) à Madrid en 2006… Il en plaisante souvent avec tendresse : « Un communiste comme moi, aller à la Zarzuela pour rencontrer la Reine Sofia, fallait-il que j’aime Elisabeth ! ». La France ne connaissait pas cette histoire, la Suisse non plus et c’est pour cela que j’ai voulu écrire ce livre qui a été publié dans l’espace francophone. Il a été envoyé à l’Elysée et la dernière chose que Jacques Chirac a signé en tant que Président entre les deux tours de l’élection présidentielle en 2007 a été le certificat accordant la Légion d’Honneur à Elisabeth. Pour l’instant il est traduit en espagnol. Je rêverais aujourd’hui qu’il soit traduit en allemand, surtout pour ses compatriotes suisses alémaniques, et en anglais pour que le monde entier connaisse cette histoire d’engagement et de dévouement exemplaires.
Comment regardez-vous les événements avec le recul et comment se fait-il que des Suisses, très jeunes qui plus est, se retrouvent à faire le travail qu’auraient dû faire le grand pays voisin de l’Espagne ?
La république française et le gouvernement de l’époque ont été défaillants pour la « Retirada ». Un demi-million de réfugiés ont afflué en trois semaines depuis l’Espagne jusqu’à la France. Les autorités françaises n’en voulaient pas car c’étaient des « rouges ». Il faut se rappeler qu’on sortait du Front populaire. On les a vus arriver pourtant, ils sont venus à pieds. On pouvait organiser leur accueil. Au lieu de cela on les a parqués comme des animaux avec des barbelés tout autour. Ils se sont retrouvés sur les plages du département, sans abri, sans sanitaire, sans point d’eau, sans aide en plein hiver. Ce fut une catastrophe humanitaire. Même les gendarmes qui les gardaient dormaient par terre dans leur manteau d’uniforme. La Croix rouge française n’a pas joué son rôle. Du moins pas tout de suite. Ceux qui sont venus aussitôt à la rescousse, c’étaient les associations religieuses, les quakers, les mennonites américains, et les Suisses. Depuis Henri Dunant et la fondation de la Croix Rouge, la Suisse a fait beaucoup, grâce à sa neutralité, pour ceux qui souffrent. Beaucoup de ces jeunes volontaires du Secours suisse aux Enfants faisaient leur service civil international. Ainsi, comme sa sœur avait aidé des sinistrés luxembourgeois victimes d’inondations, Elisabeth avait elle aussi abandonné à 25 ans son métier d’enseignante en Suisse et au Danemark pour partir au secours des populations et en particulier des enfants pendant la guerre en Espagne. Pour elle, c’était simplement normal. « J’ai fait ce que je devais, point. Pourquoi veux-tu raconter mon histoire ? » me demandait-elle en rappelant qu’elle n’était pas la seule à se dévouer ainsi : son amie Friedel Reiter s’occupait des enfants au sein même du camp de Rivesaltes où on peut toujours voir aujourd’hui la baraque du Secours suisse ou Roesli Naef au Château de la Hille en Ariège qui avait réussi à organiser la fuite d’une quarantaine d’adolescents juif allemands dont elle avait la charge afin qu’ils échappent aux nazis.
Elisabeth était toute dévouée à sa tâche, elle se donnait sans compter, parfois au mépris du danger…
Oui elle restait en poste en toutes circonstances. Sa maman était malade en Suisse, on l’a obligée à quitter la maternité pour aller la voir… Quand elle est partie en Espagne pendant la guerre civile, elle faisait des allers et retours en autocar entre Valence où se trouvaient les locaux du Secours suisse aux enfants et Madrid. La capitale était dans une poche, presque encerclée, bombardée tous les jours, souvent vers midi. En plus des madrilènes il y avait un demi-million de réfugiés de toute la région, sans abri, sans rien. Elle faisait ces navettes pour apporter des médicaments, de la nourriture, et repartir avec les enfants qu’on évacuait. Madrid était littéralement sous les bombes… et sur les bombes en question il n’y avait pas écrit « prière d’éviter Elisabeth » ! Elle devait traverser des régions lunaires. Le paysage était fait de ponts explosés, de villages en ruine, de cratères d’obus, des rivière presque à sec. Elle a risqué sa vie plus que largement. A Elne, les Allemands sont venus plusieurs fois réclamer les femmes juives. Dès que leur approche était signalée, Elisabeth envoyait les mamans en danger se cacher dans les vergers alentours et elle recevait vertement les occupants, dans leur langue, en prétendant que la Maternité était territoire suisse … ce qui était faux ! La Suisse avait cette neutralité et l’or du IIIe Reich dans les coffres de ses banques, les Allemands n’étaient pas sûrs qu’à ce moment précis il y avait effectivement des juives dans le bâtiment, ils n’osaient pas aller plus loin. Sauf une fois : c’est eux-mêmes qui avaient envoyé à Elne Lucie, une jeune allemande enceinte qui s’était retrouvée seule après une rafle, ils savaient qu’ils allaient prendre Elisabeth en défaut. Elle a tenu bon, l’officier a alors décidé de l’embarquer à la place de la jeune femme qu’ils étaient venus chercher. Elisabeth est monté téléphoner à Maurice Dubois qui dirigeait le Secours suisse aux Enfants pour la zone sud de la France afin qu’il envoie une remplaçante puis elle est descendue avec sa valise pour suivre l’officier. C’est alors que Lucie, qui avait suivi la conversation de sa cachette, s’est montrée. Ils l’ont emmenée à grands coups de pied.
Vous racontez cet épisode tragique dans votre livre. C’est une blessure qui ne s’est jamais refermée dans le cœur d’Elisabeth.
Oui, Lucie a été mise dans un train et déportée en Allemagne. Elle n’est jamais revenue. C’est le regret de la vie d’Elisabeth. Pourtant elle avait tout fait, prête même à partir à sa place. La photographie de Lucie était encore sur sa table de chevet, dans sa chambre, quand je suis allée la voir chez elle à Rekawinkel, à côté de Vienne. C’est la seule qu’elle n’a pu sauver. Pour les autres, Elisabeth et Friedel ont réussi à trouver du travail dans des homes pour enfants près d’Annemasse afin de les éloigner, des autorisations de corvées de bois pour faciliter leur évasion du camp alors qu’elles avaient des enfants de 6 mois ! Elisabeth déclarait les bébés nés à la Maternité sous des prénoms espagnols pour brouiller les pistes … Elle n’a jamais respecté les strictes règles de neutralité édictées par la Croix Rouge. En 2009, lors du vernissage de l’exposition, le responsable qui a prononcé le discours s’est tourné vers elle à un moment et lui a dit : « Merci d’avoir désobéi ». Elle avait dû attendre d’avoir 96 ans pour entendre ça ! Ce fut un grand moment d’émotion.
Pour écrire ce livre, j’étais allée la voir chez elle en Autriche. Malgré son grand âge elle avait une mémoire d’éléphant, elle se souvenait de tous les petits dont certains étaient nés dans ses mains, quand la sage-femme était déjà occupée par d’autres accouchements : « celui-ci pesait tant à sa naissance » disait-elle en feuilletant l’album des photos qu’elle avait prises à l’époque, « la maman de celui-là était institutrice comme moi ». Elle qui n’a jamais été mère, parlait d’eux comme de ses « enfants », c’est pourquoi j’ai donné ce titre à mon livre. Il s’imposait.
Quand il fut l’heure de passer à table, à midi, je voulais l’aider, elle était quand même en fauteuil roulant, mais elle m’a dit « va visiter le jardin » tout doucement sans lever la voix. J’ai insisté mais il n’y avait rien à faire, elle était comme ça : pas d’éclat mais l’autorité naturelle et l’obstination de celle qui sait où est le chemin et n’en a jamais dévié.
Je me suis sentie toute petite à côté de cette grande dame si humble … et tellement plus riche. Elle restera comme une des grandes rencontres de ma vie. de Hélène Legrais
Propos recueillis par David Glaser
Heureusement qu'il existe de ces passions, qui peuvent sauver des vies.....!
Un des enfants sauvés par Elisabeth Eidenbenz, "le petit Guy" raconte son enfance à la Maternité d'Elne dans un chapitre du livre "Objets transmissionnels" (Michel Borzykowski & Ilan Lew, Éditions Slatkine, 2019, 330 pages, préface de Boris Cyrulnik, avant-propos de Ruth Dreifuss).