L'ours du Mont Aubert Repérage

1835
François Thibaud
Yannik Plomb

L'OURS DU MONT-AUBERT ET L'ACCORDÉONISTE DE FONTANEZIER

C'était au temps des derniers ours du Mont- Aubert, vers 1835. La jeunesse de Provence avait décidé de faire danser les premier et deux janvier. Les amateurs de danse n'étaient pas exigeants. On valsait à la serinette. D'une main, le joueur enlaçait la taille de sa partenaire. De l'autre, il tenait sa serinette. Les couples tournaient sur un plancher rugueux. Des "youtsées " marquaient le pas. Ou alors, on le martelait de coups de talons. On s'amusait bien ! Souvent, cela finissait par des batteries entre des rivaux échauffés, Pour ce Nouvel-an là, on avait trouvé un violoneux à Montalchez. Il manquait l'accordéoniste. On finit par en engager un à Fontanezier pour quelques batz, la nourriture, la couche, et la goutte pour le 3 janvier. A cette époque, pour aller de Fontanezier à Provence en n'importe quelle saison, on passait par le Sérolliet. On montait des Vuillerens sur le plateau du Mont-Aubert. On traversait le pâturage de la Cudronne, puis celui de Cavasson. On descendait la forêt pour arriver au Crochet, et de là à Provence. En été, c'était une promenade ; en hiver, non. On ne connaissait pas encore les skis. Il n'y avait dans notre contrée que les raquettes .Notre homme, qui était Jeanmairet, parti de Fontanezier au début de la matinée du 1er janvier, espérant arriver vers midi à Provence. Dans un petit sac de toile écrue qu'il portait en bandoulière, il avait mis son accordéon, un honnête petit accordéon à une rangée de notes et 4 basses, comme il en existait seulement à cette époque. La neige était tombée. Cinquante à soixante centimètres en recouvrait le sol. Notre musicien avait chaussé ses raquettes, allumé une courte pipe de terre au couvercle de laiton, retenu par une petite chaînette de même métal. Il monte allègrement la côte du Sérolliet. Vers le milieu de la pente, un chemin venant du pied de la roche du Mont-Aubert rejoint celui du Sérolliet. Une passée fraîche de larges et profondes empreintes, comme en font les raquettes, est marquée sur ce chemin et se continue sur celui qu'il suit. - 0 Tiens, se dit-il, en voilà un de Corcelles qui monte. C'est peut-être le violoneux qui doit jouer avec moi à Provence. On va tâcher de le rattraper.

Notre homme allonge le pas, posant ses raquettes dans les traces qui le précèdent pour avoir moins à brasser. Celui qui est devant ne doit pas être loin. Sa passée est récente et puis, on est bientôt au plat. Il le verra sur le pâturage, Mais voilà que la trace pénètre dans un fourré de petits sapelots comme cens que l'on coupe pour Noël. Jeanmairet sourit, en pensant qu'on est en retard, à Corcelles, pour aller chercher un sapin de Noël, Il poursuit son chemin sans autres réflexions. En traversant l'un des boqueteaux de la Cudronne, un sentiment d'inquiétude, de malaise, l'envahit. Où a bien pu aller ce gaillard de Corcelles qui était devant lui il y a si peu de temps il lui semble être suivi. Il croit avoir entendu des brindilles craquer. Il sent une présence hostile dans son voisinage. Il entend soudain un souffle puissant, comme celui du soufflet de cuir de la forge du père Maulaz, à ViIlars-Burquin. Il se retourne vivement. L'accordéon vient battre son ventre dans la brusquerie de son mouvement, Des branches, au passage, ont défait la ganse du petit sac de toile où il est logé. A cinq ou six mètres, un ours marche dans ses pas et renifle son odeur... C'est cela que le violonneux de Corcelles croyait suivre ! L'ours et l'homme se sont arrêtés. Ils s'examinent avec des sentiments bien différents. L'ours a relevé ses babines et découvre ses crocs. C'est de la chair à croquer qui tremble devant lui. Il se lève sur ses pattes de derrière et s'avance... L'homme est figé de surprise et de crainte. Il se rend compte qu'il est perdu. Il n'a aucune arme sur lui, pas même un bâton. Sa pipe est rivée à sa bouche. Ses mains sont tendues, crispées. Il ne crie pas. Il a, conscience de son isolement complet devant la brute. L'ours s'avance. Son rictus est à la hauteur de la tête de l'homme. Ses griffes acérées vont lut labourer le torse. L'accordéoniste de Fontanezier est perdu. C'est la danse sanglante et macabre qui va commencer. Dans un instant la neige sera rouge.

Par un réflexe instinctif et irraisonné d'ultime défense, l'homme cherche quelque chose à opposer à l'attaque de l'ours. Il sait bien que cela ne servira à rien, pas plus que de fuir. Mais, c'est l'instinct. Il ne peut s'offrir à l'ours sans résistance. Ses mains s'abattent sur le sac entr'ouvert plaqué sur son ventre. Il en retire l'accordéon. D'un geste de désespoir, il le présente au mufle de l'ours. Un tremblement nerveux de ses bras agite l'instrument. Des sons bruyants s'en échappent. L'ours recule. Ce bruit inattendu l'intrigue. Alors Jeanmairet réalise instantanément que là pourrait être le salut. Prenant mieux en mains son accordéon, il joue une marche enragée, aussi forte que les notes peuvent donner, et s'élance contre l'animal. L'ours se met sur ses quatre pattes, fait demi-tour et s'enfuit en tournant la tête, regardant d'un œil méfiant cet homme aux sons inaccoutumés, et qui pourrait être dangereux. Mais la situation reste critique. L'ours reviendra à la charge, et alors... Jeanmairet sait qu'il est à, plus courte distance de Provence que de Fontanezier. Il presse son accordéon. Il en tire des sons discordants, fait le simulacre de bondir contre l'ours qui parait pris de panique. Jeanmairet fait demi-tour et marche en hâte dans la direction de Provence, tout en ménageant ses forces. Il s'engage dans la bande de foret séparant la Cudronne, de Cavasson. A chaque instant, il tourne la tête pour voir si l'ours le poursuit. Il est au milieu de la traversée Il frémit. L'ours est à une trentaine de mètres, sur sa trace, plongeant le nez dans chacun de ses pas. Jeanmairet s'arrête. L'ours se rapproche encore, Jeanmairet est fatigué. Il empoigne son accordéon et joue une polka. L'animal s'est arrêté inquiet. Il regarde avec davantage d'intérêt cet homme, qui lui semble n'avoir que ce seul moyen de défense. Il pourrait être moins dangereux qu'il ne le craint. Jeanmairet comprend les réflexions de l'ours. Il marche contre lui en jouant un galop effréné. L'ours s'enfuit encore, mais ne disparaît pas.

Il s'assied. Sûrement, il cherche à démêler les risques que peut présenter cet homme sonore, et peu à peu dans sa cervelle de bête, la crainte s'en va. Alors, Jeanmairet n'attend pas les conclusions de l'ours. Il reprend sa course angoissante. Il traverse le pâturage de Cavasson. Au moment d'entrer dans la forêt plus large séparant ce pâturage des maisons foraines du Crochet, il aperçoit l'ours trottinant sur ses pas. Il prend son accordéon et se met à jouer en marchant. Tout son répertoire y passe. Valses, mazurkas, polkas. Il joue. Il improvise. Il joue toujours. L'ours le suit et se rapproche, tout en conservant encore une distance d'une quinzaine de mètres. Jeanmairet joue et de temps en temps fait un pas contre l'ours. Ce dernier s'arrête mais ne recule plus. Bientôt, il n'aura plus de crainte, tandis que celle de Jeanmairet augmente. Il sait bien que si l'ours le suit, ce n'est pas pour entendre sa musique. Ventre affamé n'est pas mélomane. C'est au musicien qu'il en veut, De la forêt, un appel est parti. Les gens du Crochet ont entendu ces mélodies d'accordéon qui crient ou qui pleurent. Ils ont pressenti que cette musique est sinistre, comme certains sourires dissimulent des drames. Alors ils sont montés. Ils sont là trois hommes. Ils n'ont pas d'armes, mais ils ont la force du nombre. Ils voient Jeanmairet accourant à eux, jouant comme un halluciné et leur montrant de la tête quelque chose derrière lui. Derrière lui, c'est l'ours arrêté. Il redoute les hommes en nombre. Ils marchent à la rencontre de Jeanmairet en poussant des cris pour effrayer l'ours et encourager l'homme. Leurs mains se tendent vers lui. Mais il ne les saisit, pas. Il s'écroule comme une masse dans la neige, évanoui de fatigue et d'émotions. Devant ce groupe d'hommes gesticulant, l'ours s'est retourné et tout tranquillement remonte la forêt, où il disparaît. On relève Jeanmairet. Ou le transporte à la maison du Crochet, où il ne tarde pas à revenir à lui. On le restaure, On le réconforte. On l'accompagne eu triomphe à Provence. Il est entouré et félicité. Il est le héros de la fête. Le soir, il presse avec amour sou accordéon auquel il doit la vie. Il en tire des airs entraînants comme jamais. Il regarde les couples enlacés qui tourbillonnent. Il pense qu'il vaut mieux faire tourner cette jeunesse que jouer pour l'ours, même s'il avait voulu danser.

Tout frissonnant en à ce souvenir, Jeanmairet fredonne en cadence :

C'est aujourd'hui la fête du village, Préparez-vous fillettes au blanc corsage, Venez, dansez, car sous le vert feuillage, Chaque garçon s'est donné rendez-vous Amusez-vous, faites les fous I Car ce sont là les plaisirs du jeune âge

Jeanmairet, le 3 janvier, s'est saoulé de goutte. Le 4, il rentrait à Fontanezier, passant prudemment par Concise et Fontaines. il n'a plus traversé le Sérolliet en hiver. Il a conservé son accordéon avec lui, fidèlement, jusqu'à la mort.

François THIBAUD.

Source. Journal Yverdon 25.12.1935 scriptorium BCU

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Yannik Plomb
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13 avril 2019
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