Le yin et le yang
Je suis au premier rang cheveux très court barbichette, à ma gauche Patrick, derrière moi Gino et Philippe
20 Octobre 1967.
Sur la première page de « Salut les copains », la photo de Michel Polnareff. C’est l’automne. Il ne fait pas encore très froid, mais le ciel est plombé. Pas de pluie, mais les nuages, couleur béton, pèsent « à fond ». Quant aux nuages, je devrais les mettre au singulier. Il n’y en qu’un, qui va du Nord au Sud et d’Est en Ouest. Il nous fait une obstruction durable, le lourdaud. Ce n’est pas que je déprime, mais j’ai quand même l’humeur maussade. Les maudits blues chantent « Nights in white satin ». Pas de réels problèmes, mais l’ambiance est pesante.
Au collège, la palette des glandeurs est riche en personnalités diverses et variées. Le registre va de l’exubérant à l’autiste, en passant par le flambeur et le réservé. J’ai de la sympathie pour beaucoup d’entre eux, mais particulièrement pour les extrêmes. L’introverti et l’extraverti sont le yin et le yang de mes relations de camaraderie (l’adret et l’ubac pour les alpinistes).
Je sonne à la porte d’une imposante villa à la rue des Mousquines. Grand gaillard au look de Gregory Peck en plus athlétique, Gino m’ouvre, les mains dans les poches. On s’installe dans la bibliothèque, pas encore décidés à travailler notre allemand. Je rappelle quelques faits divers de la semaine, histoire de se chauffer. La double page de play-boy qui a provoqué une mini-émeute dans les corridors de l’école. « J’en ai une ici de double page de femme à poil » me lance-t-il. Il me demande si je veux la voir. Bien sûr, qu’est-ce qu’il croit ? Que je vais le croire ? Il se lève lentement, se dirige vers la bibliothèque, tire un gros volume encyclopédique, le pose lourdement sur la table. Il l’ouvre à la lettre F. Effectivement, il me sort un dessin d’une femme nue, de l’occiput au calcanéum, sur une double page. Sur l’autre face, sur l’éclaté, on peut détailler tout l’équipement, de l’œsophage à l’utérus, en passant par les trompes de Fallope. « Pas très poétique ». « Pas beaucoup moins que les photos érotico kitsch de Play-machin». Nous tombons d’accord. La poésie, il faut la chercher ailleurs, chez Beaudelaire, Verlaine, Rimbaud, Prévert, et l’érotisme, dans la peinture d’Ingres, de Courbet, comme dans un bronze de Rodin ou de Maillol. - Le « Torse d’Adèle », ou « l’Origine du monde », de l’érotisme qui a de la gueule -, dis-je en plaisantant. (Le fragment décapité génial de Rodin, ainsi que les hanches du fragment de Courbet, n’ont ni occiput ni calcanéum). « Ou celle qui fut la belle Heaulmière !» rajoute-t-il pour ne pas faire mentir sa réputation de pisse-froid (une sculpture magistrale d’une pauvre vieille au corps desséché de la tête aux pieds). La sculpture nous détourne trop souvent de nos études. Au lieu de monter dans sa chambre réviser le « Wir sprechen Deutsch», nous descendons dans la cave que nous avons aménagée en atelier. L’allemand, lui, patientera. Nos œuvres d’argile en création, emballées dans des chiffons mouillés, nous attendent. Deux selles de sculpteur, deux croquis au fusain sur deux chevalets, des bacs remplis de terre glaise, des tasses débordant de pinceaux divers, des chiffons, un bidon d’eau, donnent l’illusion d’un vrai atelier d'artistes fantasmés. Sur ma selle, le buste de Léo Ferré. J’ai réussi à rendre une certaine ressemblance, petits yeux pétillants, lèvres pincées, couronne capillaire anarchique. J’explique à Gino que je n’arrive pas à exprimer la puissance du poète, comme Rodin l’a fait pour Balzac, rien qu’avec un peignoir sur les épaules. J’ai essayé devant un miroir, avec un peignoir de mon père. Impossible de se prendre pour Balzac ou même Ramuz. Je doute de mon génie et sans génie, l’art s’ennuie. Gino rit, me tape sur l’épaule, et prétend qu’on a le droit d’essayer. Enfin fatigués de nos multiples essais insatisfaisants, nous remontons dans sa chambre. On a du pain sur la planche. Pour la semaine prochaine, « Die physiker », le premier acte d’une pièce de Friederich Dürrenmatt.
Erster Akt
Kommissar: Man darf doch rauchen?
Oberschwester : Nein!
Kommissar : Entschuldigung.
Oberschwester : Eine Tasse Tee?
Kommissar: Lieber Schnaps.
Oberschwester : Sie befinden sich in einer Heilanstalt.
L’auteur pose la question sur la responsabilité des savants quant à leurs découvertes. Le lien avec la bombe atomique nous semble évident, même si la controverse peut s’élargir. L’intrigue se déroule dans un hôpital psychiatrique. Un commissaire cherche à résoudre le meurtre d’une infirmière. Nous entamons une vaste discussion sur la bombe, la deuxième guerre mondiale, le procès de Nuremberg. « Le procès des vainqueurs !», selon Gino. Je lui demande de s’expliquer. D’une voix calme, un peu trainante, il m’explique que dans une guerre il y a les gentils et les méchants. Les méchants sont les salauds qui ont perdu la guerre, et les gentils les salauds qui ont gagné la guerre. Pour illustrer son propos, il sort deux numéros d’une revue d’histoire, et pose côte à côte les deux photos les plus horribles qu’il a pu trouver. Sur la première, un charnier devant un four crématoire à Aushwitz-Birkenau, sur la deuxième, les décombres d’un four crématoire à ciel ouvert à Hiroshima. Pas de charnier. Les corps sont projetés en ombre chinoise sur les murs ! Pas de problème pour ceux qui ont zigoullié près de deux cent mille civils d’un claquement de doigts. D’un claquement de droit, la « fabrique du consentement », bien huilée, a fait avaler à la population mondiale que la bombe était une arme de légitime défense. Au diable les conventions de Genève ! Il y a des dérogations pour les vainqueurs qui ont le droit international à leur sauce. Avec son calme et son cynisme, il me désespère. « Putain, merde, Gino ! On n’a pas 20 ans, laisse-nous au moins un espoir ». « Parce que tu crois que l’espoir fait vivre !? Mais non, l’espoir fait mourir ! » Pour appuyer cet axiome, il égraine tranquillement, doucement, sans colère, «Robespierre, Trotsky, Rosa Luxemburg, Sacco et Vanzetti, Che Guvarra ». C’est vrai, le Che a été fusillé la semaine passée. D’une nonchalance molle assumée, il concède l’héroïsme des pilotes de la Royal Air Force qui se sont battus à un contre un, pour essayer de protéger les civils qui vivaient en dessous à Londres. Sa chambre est remplie de modèles réduits d’avions de cette période. Comment ces pilotes, embarqués dans des combats aériens compliqués, ne se trompaient-ils jamais de cible ? Pour moi, rien ne ressemble plus à un avion de chasse qu’un autre avion de chasse. J’apprends que jamais un pilote ne pouvait confondre un Spitfire avec un Messerschmitt. On ne confond pas une mouche avec une libellule, même à dix mètres. J’avoue que je confonds les abeilles avec les guêpes, même à cinquante centimètres. Il me prend par le bras, on s’éloigne de sa chambre, dans le corridor. Il me dit de bien regarder les deux modèles réduits à dix mètres. À droite, un Supermarine S-348 Spitfire, à gauche un Messerschmitt Bf110. J’apprends à les reconnaître. Pompon, la sœur de Gino, nous croise dans le corridor .« Je vais me faire du thé, vous en voulez une tasse ? ». « Non. Plutôt un Schnaps ! » fait Gino. Pompon s’en va « Un asile de fous ! ». Cela nous ramène à l’allemand. Nous n’avons pas beaucoup avancé. Les discussions avec Gino sont vertigineuses. Il m’emmène au bord du précipice, mais me retient au dernier moment et prêche l’indulgence. Il cherche à tuer les illusions, par peur de tomber de haut. Sa sagesse noire, mais bienveillante, me fascine. Parfois, je regrette quand même sa méfiance dans les contacts sociaux. C’est l’introverti, le yin de mes potes.
Philippe a tenu sa promesse. Il est rentré chez lui, à Neuchâtel, pour le week-end et il a pensé à me rapporter toute une collection de 45 tours de Jacques Brel, Léo Ferré, Jean Ferrat. Je laisse provisoirement mon vocabulaire de latin de côté. Il faut absolument que j’enregistre tous les titres sur mon Revox. Je sors une bobine de bande magnétique longue durée. Certains titres me transportent. Je dois les réécouter plusieurs fois. Le latin attendra. Je stoppe, je rembobine et je repasse. Clap, click, Ziiiiiip, clap, clong ! Je manipule boutons, leviers et bobines qui obéissent au doigt et à l’œil. Je repasse tout cela tellement de fois que je les mémorise. Je dématérialise la poésie du poète Belge et de l’anarchiste Français. Le spleen de Baudelaire mis en musique par Ferré me remplit la tête. Tout y est, même l’orchestre symphonique qui accompagne le poème.Dans les moments de liberté, nous passons des heures à partager nos émotions. Prisonnier dans l’internat du lundi au samedi, Philippe s’aménage l’ouverture d’une fenêtre dans un petit local de musique au rez pour s’évader, et fréquente théâtres, concerts et cafés. Lors d’un concert de Jacques Brel, il parvient à pénétrer au Palais de Beaulieu sans billet. À l’occasion du passage de Léo Ferré en Suisse, il prend place au premier rang et, quand celui-ci tombe en panne de mémoire au milieu de son fameux récit « le chien », il n’hésite pas à lui souffler le texte. Rieur, Léo l’invite à partager un repas. Je suis bluffé d’apprendre que Léo Ferré, que je m’acharne à vouloir immortaliser maladroitement, ce fameux Léo, a passé la moitié de la nuit avec lui et, au petit matin, lui fait cadeau d’un 33 tours sur lequel il a signé un autographe : « À Philippe, l’anar suisse… et ça n’est pas peu dire ! Fraternellement Léo Ferré ». Lors d’une rencontre, il échange des points de vue sur le cinéma et le théâtre avec Jean-Louis Barrault, partage encore un apéro avec Jean Villard Gilles, puis le suit chez un de ses amis. Il devient un très grand ami d’Anne Sylvestre. Un jour qu’il se trouve au Québec avec moi, il appelle Gilles Vignault. Aucun artiste qu’il vénère n’échappe à son contact. Il a le feu au cœur. Il vit dans une belle illusion de la vie de poète. Il récite la prière que les chanoines nous invitent à ânonner « Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y… », l’évangile selon saint Jacques Prévert ! Philippe, c’est l’extraverti, le yang de mes potes.
Au collège nous sommes frustrés côté copines. Les soutanes des chanoines sont les seules robes que nous croisons dans les corridors. Pourtant, à peine à un jet de dictionnaire, là, au bout de la cour, de l’autre côté de la barrière, il y a l’équivalent en majorettes que les nonnes rassemblent en troupeaux. Un hasard manipulé me permet de raccompagner, à la sortie de la classe, une fille à la silhouette troublante, au profil aussi pur qu’un dessin de Cocteau. Une jolie brune, fraîche comme la rosée du matin, tresse au sommet du crâne, col relevé, une serviette dans la main droite, un livre ouvert à la page d’une règle de grammaire latine dans la main gauche, marche dans la bonne direction. Je m’arrange pour bavarder avec Gino à la hauteur de l’Avenue CF Ramuz 82. Quand elle arrive à notre hauteur, Gino, complice, me quitte au bon moment pour bifurquer sur Pierraz-Portay. Je me retourne et la salue alors naturellement. Je lui propose de faire un bout de chemin ensemble. Elle n’y voit que du feu. Elle ne voit pas le mâle. Elle pense que je ne fais que me comporter en garçon bien élevé, ce qui est vrai. Je n’ai fait qu’arranger les circonstances vers un devoir de courtoisie. À force de l’accompagner, toujours avec la complicité de Gino, elle s’habitue à moi. Je ne fais pas autre chose que d’imposer mon image dans la case « garçon ». Elle finit par rendre les armes. Cela ressemble fort au matraquage publicitaire d’une affiche de pâte dentifrice. « Avec Pepsodent, votre sourire est éclatant », « Avec mec charmant, votre plaisir est épatant ». Le problème est qu’une fille, c’est comme une montre de luxe. On est fier de l’avoir à son bras, mais le mouvement est bourré de complications. Je n’y connais rien. On ne peux pas la mettre à l’heure "garçon". Je ne sais comment entretenir une flamme dans le cœur d’une belle. Dommage, elle est si jolie. Gino se désole pour moi et, en bon copain, évite momentanément tous les sujets qui pourraient m’abattre. En manœuvre de diversion, il me propose de lancer un journal au lycée, journal dans lequel nous exercerions nos talents de dessinateurs de presse. On s’amuse à caricaturer les personnages hauts en couleur de la « tanière de curés » qui nous sert d’école. Patrick se joint à nous comme rédacteur en chef. « Le Bouillon de Culture » racontera le milieu dans lequel nous autres, micro-organismes, sommes censés croître. Le premier numéro est saisi par la hiérarchie ecclésiastique. Notre journal est étouffé dans l’œuf. Le dessin de presse est mal accepté dans les milieux religieux. Qui plus est, ce mouvement de rébellion iconoclaste a été initié, quoique involontairement, par une jeune fille de l’institut voisin géré par des nonnes, mais personne n’en saura rien.
L’échéance de la maturité approche. Il serait judicieux de décider ce que je vais faire après. En vénérable cancre, d’une part, je ne suis pas un acharné des longues études et, d’autre part, je mets, comme toujours, la priorité au plaisir. Il est évident que le plaisir, c’est la création artistique, peinture, sculpture essentiellement. Le problème, c’est que je ne suis pas idiot et que je sais reconnaître une croute d’une œuvre digne de ce nom. En passant en revue ma production, je suis en train d’acquérir la certitude que je n’ai pas l’étoffe d’un Michel-Ange.
Mon père, qui s’inquiète, m’envoie chez un de ses nombreux copains. Psychologue de métier, il met en route une batterie de tests qui me semblent n’avoir aucun rapport avec la choucroute. J’aligne des cubes, des polygones, j’exécute certains tests de calculs qui me semblent dérisoires. Des opérations d’identification et de mémorisation, chronomètre en main, finissent par me stresser. Heureusement qu’il ne me demande pas d’attacher mes chaussures en moins de trois secondes, je n’ai jamais réussi. Je suis lent. Je le sais ! Il n’avait qu’à me demander, je lui aurais dit tout de suite. On aurait gagné du temps. Le résultat n’est pas révolutionnaire. Il me conseille d’éviter les métiers scientifiques et de décliner tout risque de me lancer dans une carrière artistique. Il me reste des études de lettres, avec une spécialisation en Histoire de l’Art. Je me laisse convaincre. J’aurais fini par scribouiller des textes sur les estampes japonaises ou sur l’apparition de l’art conceptuel en occident pendant de longues années, si deux événements ne m’avaient pas inspiré une autre voie. Lors d’une de nos multiples discussions enflammées sur la peinture, Gino m’apprend que Monet a dit quelque chose comme « le plus grand tort qu’on puisse faire à la peinture, c’est d’en parler ! ». Badaboum. Ça, c’est comme si l’Ange Gabriel venait, en personne, m’apporter une boîte de capotes anglaises avec l’interdiction d’engendrer des textes nuisibles à la peinture ! L’autre événement est plus positif. En classe, j’ai une réputation d’élève peu assidu que je ne cherche pas à contredire. Il se trouve quand même, qu’un jour, je reçois un travail écrit de physique parfaitement réussi. Évidemment, et c’est normal, j’en conviens, on me soupçonne d’avoir copié sur mon voisin premier de classe. Or il se trouve que l’élève le plus studieux de ma génération s’est planté à la question 3 petit c), question qui contenait un piège subtil. Ce piège ne m’a pas échappé. J’ai réussi, avec de l’imagination, à contourner la difficulté et à rendre une copie parfaite. Finalement, les sciences sous-tendent aussi une bonne dose de créativité. C’est décidé, si j’obtiens la maturité fédérale, je m’inscrirai en physique ou en chimie.
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