Noël 68 Repérage

25 décembre 1968
Daniel Rupp

25 décembre 1968

La table est mise. Il a posé les deux rallonges, disposé les douze chaises, déplié et lancé la nappe. Elle a posé les douze assiettes, disposé les douze couverts, les sous-plats, les réchauds, allumé les bougies. Mes parents sont prêts à recevoir la famille. Je pense que tout va bien se passer, comme d’habitude. Il y aura de la bonne humeur, des rires, des témoignages sympathiques, mais il y a cette chaise différente des autres. Tapissée d'un tissu vert chou, ourlée de fil doré, prétentieuse, elle me dérange comme du poil à gratter dans le cou. Ce n’est pas par hasard qu’elle se trouve en bout de table, arrogante. Je sais ce qu’elle signifie. Elle va accueillir les fesses du doyen de la famille, mon grand-père maternel. Je ne m’insurge pas contre cette pratique, mais je la trouve sinistre. Le siège capitonné est communément admis dans la famille comme « la place du mort », par analogie au siège du passager dans une voiture. La statistique prétend que le passager a la plus forte probabilité de décéder en cas d’accident grave. Ici, il est admis que la place du mort est en bout de table. C’est cette chaise qui est réservée au doyen de notre petite communauté. La comparaison avec la circulation routière a bien un certain à-propos. C’est bien le plus vieux qui a le plus de chances de mourir à la prochaine occasion. C'est écrit noir sur blanc dans les tables des assurances-vie. Chez nous, on accepte bien la mort, à condition qu’elle respecte l’ordre chronologique. Bien qu’elle ne l’ait pas fait par deux fois, résignée, la famille l’a acceptée, essentiellement en raison de principes métaphysico-religieux, mais quand même, on aimerait que la fossoyeuse retrouve ses esprits et se serve correctement dans notre vivier. Tout cela est bien normal, mais je trouve déplacé de tirer la chaise au grand-père en lui faisant bien comprendre qu’elle lui est réservée, qu’il est le suivant, qu’il est entré dans le couloir de la mort. Le jour de Noël, on pourrait oublier cette coutume, non ?

Un apéritif ne se conçoit pas sans un petit blanc de la région. Mon père ouvre une bouteille de « Villeneuve », la tonalité du bouchon libérant le goulot résonne comme un appel à la prière. Selon la liturgie, Il se verse une goutte au fond d’un petit verre vaudois, l’élève au-dessus la tête, présente longuement sa robe au soleil, l’approche du nez, la remue précautionneusement, la hume délicatement, l’aspire méticuleusement, la glisse consciencieusement sur les papilles, l’avale religieusement et, enfin, claque la langue sur le palais « …va bien ! …» puis, la mine réjouie, en distribuant le nectar dans les verres « Respect, nom de sort ! Un vin de courtisan, il est flatteur au palais … le petit Jésus en culotte de soie … il mérite la génuflexion … ». Alors que la tribu assise en rond autour de la petite table basse hume le Cabernet de la paix de Noël, tante Ginette me pousse du coude, s’assure que personne ne nous regarde, ouvre son sac et en tire un paquet cadeau rectangulaire, puis, à voix basse : « ne l’ouvre pas devant tout le monde, il y a des illustrations !». Elle cherche à me faire croire qu’il s’agit d’un ouvrage du marquis de Sade, mais je la connais. Elle adore rigoler. J’ouvre le paquet. C’est effectivement un livre avec des illustrations. Il s’agit d’un ouvrage qui raconte la découverte de l’atome. Elle a appris que j’ai l’intention d’étudier la chimie. Nous rigolons en aparté pendant que les autres partagent les petits fours et le vin blanc.

Tonton Louis a entendu. Il prétend qu’il a failli lui-même être un scientifique. Juste avant la guerre (la première, en 1914, il avait huit ans). Il voulait savoir comment ça fait un ouragan sur un lac. Il imagina une expérience de physique. Il prit beaucoup d’air dans les poumons et il souffla dans l’encrier qui était posé sur la table du maître d’école. Le résultat fut impressionnant. Il y en avait, non seulement sur lui, mais sur le pupitre et même sur les habits du maître. Le régent lui confectionna une pancarte, «Il a soufflé dans l’encrier » qu’il pendit autour du cou de Louis : il dut traverser le village, étiqueté de la sorte. Le gredin avait trouvé le moyen d’en être fier. Ce n’était pas son seul exploit. Toujours pendant cette foutue guerre, il attacha une chèvre à un aiguillage. La bête envoyait les convois au Nord ou au Sud, au gré de sa fantaisie et de la quantité d’herbe grasse qui poussait au bord des voies. Je lui demande où cela se passait. Au Nord du Mans, selon son souvenir. Il y a effectivement un nœud ferroviaire par là-bas. Il ne m’en faut pas plus pour imaginer que Buster Keaton se serait inspiré de tonton Louis quand il tourna « le Mécano de la Générale ». À cette époque, il était caporal d’un détachement américain, cantonné au Mans. J’ai adoré Buster Keaton se démêlant comme un beau diable avec les aiguillages. Il faut que je le revoie. Mais je n’ai pas le souvenir d’une chèvre dans le scénario.

Loulou, enjoué, repose son verre vide. Mon père reprend la bouteille et ressert, fidèle à la liturgie. « Verre plein je te vide, verre vide je te plains ! ». «Tu sais, Charly, que j’ai croisé cette semaine ton big boss,« Raymond Devrient ». Non, il ne le savait pas. Loulou était chauffeur à l’état major pendant la guerre mondiale (la deuxième, il faut que je précise, il y en a eu tellement en ce début de siècle), maintenant il est concierge. Pendant la guerre, il cirait les bottes des colonels et maintenant il cire les parquets de leurs bureaux. La fréquentation de ces « gros bonnets » lui a donné l’impression qu’il faisait un peu partie de leur entourage. Il s’est pris d’affection pour eux. Il compatit souvent à leurs soucis d’entretien de patrimoines, de la répartition de parts d’héritage, de responsabilités associées à la fortune, de charges fiscales. Ma mère, qui est autodidacte en philosophie appliquée, remarque qu’entre le trop et le trop peu d’argent, la fenêtre de la liberté est bien étroite. Quand j’étais en culottes courtes, j’allais parfois manger chez lui le dimanche. S’il n’avait pas fini d’astiquer tous les pupitres le samedi, il m’invitait à le suivre dans le bureau du Président Directeur Général de Publicitas, la plus grande agence multinationale de la publicité, qui a son siège à Lausanne. C’est le type le plus important de Suisse romande ! C’est lui qui doit convaincre tout le monde de dépenser son argent pour que le produit intérieur brut puisse croître et que tout le monde ait du travail. Comme les gens ne savent pas toujours comment dépenser leur argent, il leur explique. Par exemple : il faut que le plus possible de gens fument, parce qu’il y a beaucoup de postes de travail qui dépendent de la cigarette. Pour faciliter leurs achats, il montre, sur des affiches et dans les journaux, qu’il existe des paquets jaunes, avec dessus le dessin d’une femme brune aux cheveux courts et un nom « Mary Long ». Ils sont faits pour les dames. Il y a des paquets bleus avec un casque de guerrier gaulois juste au-dessus, c’est écrit CAPORAL. Ceux-là, c’est bien clair, ils sont prévus pour les hommes. Il fait attention de rappeler souvent qu’il faut fumer parce que si on n’achète pas de cigarettes, c’est l’économie qui tousse ! Il faut aussi acheter des grosses voitures qui consomment beaucoup d’essence, sinon les pompistes n’ont pas de travail. Il faut penser à tout le monde. Pourquoi je suis en train de penser à ça ? Ah oui, parce que je me rappelle que je pénétrais dans ce bureau qui sentait bon l’encaustique, la cire d’abeille et le cuir. Pendant que Loulou époussetait les derniers centimètres carrés, je m’asseyais sur le gros fauteuil tourniquet en cuir derrière l’immense bureau du PDG. D’un petit coup de pied dans les rotules du fauteuil, je me tournais du côté des immenses fenêtres. Là assis, j’admirais le paysage au-dessus du théâtre, de l’Uniprix, de la Société de Banque Suisse et la Poste de Saint-François. J’avais une vue incroyable de Genève aux Dents du midi. Pendant un moment, dans ce Donjon de Publicitas, le dimanche, j’étais le roi ! Si j’avais croisé un jour Monsieur Devrient, je lui aurais dit :« Monsieur Devrient, je partage votre point de vue…le dimanche ! »

Les verres vaudois sont tellement petits qu’il faut les remplir souvent. Émile, mon grand-père paternel, tend son verre. Pour souligner sa reconnaissance à ma mère et à Trudy qui se sont donné beaucoup de mal, comme d’habitude, il lève son verre en direction de nos cordons bleus : « Honneur aux dames ! ». Il rappelle les bonnes manières pratiquées par un cousin wattman après la guerre (je ne sais pas laquelle, je n’ai pas bien compris). En manœuvre sur son tramway, il se refusait d’actionner la cloche pour demander le passage aux dames en discussion sur les voies. C’était trop grossier. Il descendait de son engin, enlevait sa casquette, et demandait poliment d’avoir la gentillesse de laisser passer son convoi. Il faut dire que les horaires étaient moins serrés qu’en mille neuf cent soixante-huit. C’était une autre époque ! Il rajoute « … mais celle-là n’est pas mal non plus ! » (je veux ‼ Il y a moins de guerres mondiales !)

Ma mère, assise du bout des fesses, s’inquiète pour sa viande et ses légumes. Elle décide que c’est le moment de passer à table. Obéissant, Émile se lève en poussant un puissant yodel. Nous ne sommes pas dupes. Nous savons qu’il veut masquer un cri de douleur. Sa hanche le fait souffrir, et il ne veut pas plomber l’ambiance. Mon père tire la fameuse chaise en bout de table pour mon grand-père maternel. Petit homme replet, court sur pattes, à la face ronde, petites lunettes, il rit de son petit air narquois. Il a bien compris, mais il ne prend pas mal la chose. Il vient du dix-neuvième siècle, le bougre. Son arrière-grand-père est rentré à pied de la campagne de Russie, après la Bérézina. Il a rejoint Bagnes, en Valais, sa commune d’origine. Ce sont des durs à cuire, ces valaisans ! Il regarde mon père et, d’un air de défi : « je suis prêt … mais je ne suis pas pressé ! »

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Daniel Rupp
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9 décembre 2020
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