Un nouveau citoyen vaudois

12 mars 1979
Daniel Rupp

Lundi 12 mars 1979

C’est le rassemblement annuel du citoyen soldat pour trois semaines, le vivre ensemble en tenue kaki. «Les cours de répétition annuels doivent permettre aux personnes astreintes d'être opérationnelles en tout temps.» Nous sommes en tout temps, donc nous devons vérifier que nous sommes opérationnels. J’ai droit à un petit sursis sous forme de petit congé exceptionnel, car ma femme va accoucher d’un garçon. Il est tout à fait normal que je sois présent à son arrivée sur terre, et que j’accueille dignement ce futur soldat. Je suppose que j’aurais aussi pu avoir un petit congé exceptionnel pour une fille, maintenant qu’elles sont des citoyennes à part entière depuis le 7 février 1971. De toute façon, il s’agit d’un garçon. C’était prédit par le pendule de son arrière-grand-mère et confirmé en vidéo conférence avec le placenta. Muni de cette permission, je me présente au capitaine, et m’annonce partant en claquant des talons (ça fait toujours sérieux à l’armée). « Retour mercredi 15 mars à zéro zéro sept cent. Repos, rompez. ». « Compris ». À l’armée, les dialogues n’ont pas été écrits par Michel Audiard, mais, question efficacité, ils ont leur atout. Je pose mon barda dans les cantonnements, je me précipite à la gare la plus proche, et je prends le train en sens inverse direction Genève. À Cornavin, je monte dans un bus direction Meyrin, Hôpital de la Tour. La main gauche à la taille me lance un signal d’alarme : pas de ceinturon, pas de baïonnette. La main droite sur le crâne, confirme la débâcle: pas de béret. Tête nue, tenue en pagaille, je fonce à travers les corridors à la chambre où mon épouse aspire et expire bruyamment, comme une machine. Je m’assieds à côté, je lui prends la main, mais je me prends un coup dans le tibia du bras gauche, puis dans la rotule du coude. Apparemment, l’assaut du mini citoyen sur la sortie est énergique. Elle transpire à côté de la fenêtre ouverte sur un courant d’air glacé, la bouche ouverte sur un courant d’air chaud. Le combat s’annonce long et le moussaillon pousse vers la sortie toutes les trois minutes. Un vrai métronome. Il sera musicien. Il pousse avec beaucoup d’énergie. Un vrai crack. Il sera sportif. Les douleurs cessent. Il est fatigué. Plutôt sprinter que marathonien. Il faut le réveiller, il doit absolument venir. J’aide ma chère et plus très tendre à se lever. Quelques pas vont le réveiller. Il a compris, ça repart. On recommence. Les coups dans le tibia et dans la rotule. La future maman est sportive, elle aussi. Les douleurs cessent à nouveau. Un adepte de la sieste, la petite fripouille. On reprend la procédure. Ça promet ! Il faudra le réveiller tous les matins pour aller à l’école, le filou.

Et de un ! Nous sommes très contents de le voir arriver, enfin. Il a fallu insister pour qu’il quitte le giron de sa mère. Les petits plats diététiques, la chaleur douillette, la musique douce et le service attentionné, tout cela c’était un bon tiens vaut mieux qu’on ne sait pas combien tu auras. On peut comprendre, mais maintenant il est là et pas de retour en arrière. Ma mère, toute émue, tient le bébé dans ses bras. « Comme il est rigolo avec son petit nez rouge ! Il ressemble à un clown ! ». Le petit clown passe de bras en bras. Mon beau-frère trouve qu’il a une petite tête et, pour le prouver, il réussit à la placer entièrement dans la bouche. Je remarque que c’est pour cette raison que ses oreilles ressemblent à des feuilles de choux. Il est léger. Un petit gigot, qui gigote les yeux fermés, deux kilos et demi, emballé dans du coton. Les feuilles de choux frémissent au rythme de la petite bouche qui palpite dans le vide, comme un poisson dans un aquarium. Un petit bonnet de laine trop grand lui mange la moitié du visage. Il finit dans les bras de ma chère et de nouveau tendre épouse. Elle le regarde avec une langueur dans les yeux qui me rappelle notre premier baiser, mais quand-même un cran au-dessus. « C’est le plus beau bébé du monde ! ». Là c’est un peu trop. Question esthétique, il y a de la marge. Elle aurait pu dire de l’étage, de la clinique ou éventuellement du canton, mais du monde, cela devient peu crédible, mais voilà, elle a changé de statut, elle est devenue Maman !

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  • Renata Roveretto

    Oui c'est cela, quand l'ego sous quelque forme que cela soit prend le dessus, le champ de vision pour l'ensemble du monde, lui il rétréci.

    • Daniel Rupp

      Il ne s'agit pas d'égo mais d'amour maternel! Un genre de truc universel.

    • Renata Roveretto

      Merci, oui bien sûr, vous l'avez parfaitement bien exprimé cher monsieur Daniel Rupp, et c'est ce que j'avais inclut sous: " quelque forme que cela soit " ... ici c'est évidemment l'Ingrédient naturel et merveilleux de l'Homme ( de votre femme ) lequel prend positivement le dessus et soyons heureux ! Et par la même je vous souhaite une bonne année 2021 à vous, à toutes et à tous. Renata

  • René Gagnaux

    Un récit savoureux, merci pour ce partage!

  • Michel Savioz

    Ce beau récit me rappelle la phrase que ma maman m'avait sortie, non sans malice, lors de la naissance de notre fils en 1986: "Papa crapaud trouve son enfant beau" ?

Daniel Rupp
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30 décembre 2020
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