Le notable vaudois qui annonçait la fin du monde
Lieutenant-colonel et bourgmestre de Lausanne, Jean-Pierre Polier de Bottens (1591-1673) a prédit l'arrivée de l'Apocalypse dans plusieurs livres.
Hormis des études de théologie à l'Académie de Lausanne, rien ne prédestine à première vue Jean-Pierre Polier, seigneur de Bottens, à écrire des ouvrages annonçant la fin des temps. Lieutenant-colonel des milices du Pays de Vaud, banneret du bourg, puis bourgmestre de Lausanne, celui qui contribua à écraser le soulèvement des paysans alémaniques lors de la Guerre des paysans a pourtant rédigé cinq ouvrages d'édification religieuse.
Dans la préface du second tome de son du Rétablissement du Royaume, édité à Genève en 1663, Jean-Pierre Polier nous livre ses sources d'inspiration: «Il y a passé quarante ans qu'un bon serviteur de Dieu (…) me vint faire visite à la campagne (…), il me fit présent d'un petit Traité de l'amour divin de monsieur Du Moulin.» Le Lausannois cite plusieurs œuvres du théologien protestant français Pierre du Moulin (1568-1658), notamment le De l'accomplissement des prophéties, paru en 1612, et le livre de l'Écossais John Neper (ou Napier), plus connu de nos jours comme mathématicien, L'Ouverture de tous les secrets de l'Apocalypse ou Révélation de S. Jean (1602).
Le frontispice de l'ouvrage de Jean-Pierre Polier, Le Rétablissement du Royaume*. Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Google Books.*
Notre notable vaudois n'est pas un ovni: il s'inscrit dans un contexte protestant européen. Au milieu du XVIIe siècle, nombreux sont en effet les auteurs qui traquent les «signes» annonciateurs de la fin des temps. En cette époque de crises, les parallèles possibles avec l'Apocalypse ne manquent pas: guerres, comme l'interminable et sanglante Guerre de Trente Ans, famines, épidémies et catastrophes naturelles. Pour Polier, «nous voici parvenus aux jours de la septième trompette»: le retour du Christ et l'avènement du royaume de Dieu ne font aucun doute. Pour ce faire, il faut toutefois qu'un certain nombre de conditions soient réunies, comme la conversion de tous les êtres humains à la «vraie foi». La conversion des juifs et des «gentils» - à savoir les catholiques - ouvrira selon notre auteur une ère bienheureuse d'harmonie et de paix.
Une scène de l'Apocalypse peinte par Albrecht Dürer en 1498. L'archange Michel combat le dragon. Xylographie coloriée tirée de Apocalipsis cum figuris, Nuremberg 1498*, Musée Correr de Venise, Vassil. Wikimedia Commons.*
Au XVIIe siècle, les nouvelles vont vite. Par les premières gazettes, Jean-Pierre Polier apprend qu'un messie s'est levé dans les communautés juives d'Orient. Il reprend la plume. La Venue du Messie pour rappeler les Juifs, pour rétablir la terre et mettre les siens en possession de l'héritage et du royaume qui leur a été promis paraît à Lausanne, chez Clément Gentil, en 1666. Dans cet écrit, le Lausannois s'adresse aux juifs: «Je vous aurais parlé plus tôt si je n'avais appris il y a quelques temps que l'espérance que vous en avez conçue s'était évanouie et que cet homme avait été tué, ou fait prisonnier», écrit-il. Le bourgmestre se réfère à un fait réel, la proclamation de Sabbataï Tsevi comme messie, suscitant un immense espoir dans les communautés juives de l'empire ottoman, avant son arrestation par les Turcs en mai 1666. Pour Jean-Pierre Polier, cet événement historique est un indice manifeste que les juifs sont mûrs pour leur conversion. À première vue, l'intérêt de Jean-Pierre Polier pour les juifs est curieux, car le pays de Vaud n'a alors plus de communauté juive. Celles-ci ont été dispersées après les pogromes du XIVe siècle, lorsque les juifs avaient été accusés à tort d'empoisonner les puits, provoquant une chasse hystérique qui préfigure les chasses aux sorcières. Rien de tel chez notre millénariste qui ne montre pas de signe particulier d'antijudaïsme, hormis ses velléités missionnaires. Pour lui, la conversion des juifs n'est qu'une étape intermédiaire avant le but ultime qui est d'amener à la Réforme les catholiques. Le Vaudois consacrera d'ailleurs un autre livre à tenter de convertir ces derniers, La chute de Babylone et de son roi (1668).
Le «prophète» juif Sabbataï Tsevi emprisonné par les Turcs en 1666 à Abydos. Gravure de 1701 reproduite en 1901 dans la Jewish Encyclopedia*. Wikimedia Commons.*
Les millénaristes sont vus d'un œil circonspect par l'Église officielle. Polier se garde de s'autoproclamer prophète. Il se présente comme un modeste interprète des textes qu'il se doit, en ces temps troublés, de communiquer à la population pour lui redonner espoir. Le notable tient aussi à se distinguer clairement de ceux qu'il appelle «Messieurs les Millénaires». Son interprétation du règne de mille ans va d'ailleurs à l'encontre de celle de la plupart des millénaristes. Pour ceux-ci, le règne de mille ans précède une ère de souffrance et l'ultime combat contre l'Antéchrist. Selon le Lausannois, c'est le contraire: d'abord la mère des batailles, puis une ère de paix et de prospérité. Jean-Pierre Polier n'est pas d'accord non plus avec le champion des antimillénaristes, le théologien Moïse Amyraut, auteur d'une réfutation en règle de cette doctrine. Pourquoi se priver de la consolation qu'offre l'interprétation des prophéties? dit-il en substance. À notre connaissance, Jean-Pierre Polier n'a jamais été inquiété. L'un ou l'autre de ses ouvrages semble même avoir figuré quelques temps au programme de l'Académie de Lausanne, ancêtre de l'Université.
Les doctrines millénaristes et le calcul de la fin des temps feront d'autres émules dans les grandes familles vaudoises. Un siècle plus tard, Charles et Jean-Philippe Loys de Cheseaux s'adonneront avec la même fièvre aux spéculations apocalyptiques. L'histoire du millénarisme en Suisse romande reste à écrire.
Emmanuelle Robert
© Passé simple. Mensuel romand d'histoire et d'archéologie / www.passesimple.ch
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