Jean-Etienne Liotard, "agent" de la Fabrique

12 février 2013
Robert Curtat
Robert Curtat

Il a vécu longtemps, quatre-vingt-sept ans, de Genève à Genève en passant par toutes les villes d'Europe. Il a produit des centaines de portraits ou de paysages et autant de répliques en émail, écrit un traité de la peinture, poussé loin son originalité d'artiste jusqu'à vivre habillé en « peintre turc ». Mais plus encore il fut un homme dont le parcours a été directement inspiré par la Fabrique, cette corporation fraternelle et… genevoise.

23 juin 1782, Genève, quartier de Saint-Gervais. Le soir tarde à investir la rue, rampe vers la porte de Cornavin, couvre lentement le décor. Des maisons hautes descendent en groupes compacts les cabinotiers, ces milliers d'artisans épris de leur métier (1) comme de leur République. Une République qui vacille sous les coups de boutoirs de son éternelle ennemie, l'aristocratie. Aux commandes depuis février 1781 les bourgeois et les natifs (2) ont bousculé le vieux pouvoir et fait voter une loi qui accorde l'égalité civile aux natifs, aux habitants et aux sujets de la campagne.

Les aristocrates n'auront pas supporté longtemps que le pouvoir leur échappe. Habilement ils ont fait savoir à Louis XVI que cette Révolution de Genève était un mauvais exemple pour le peuple français et qu'il fallait l'étouffer sans délai. C'est bien ce que son armée, avec le soutien des contingents sardes et bernois, est venue faire sous les murs de la ville. Une ville qui va capituler moins de quinze jours plus tard, le 2 juillet 1782. Dans ses fourgons la force d'occupation va ramener l'aristocratie au pouvoir. Ce qui va suivre les travailleurs de Saint-Gervais le redoutent justement pour avoir entendu leurs ancêtres témoigner des reconquêtes du pouvoir au fil des années marquées d'une pierre sanglante : 1707, 1737, 1762. Enfin celle-ci : 1782 qui connaîtra bientôt, sous les coups de boutoirs des armées rameutées, la fin du vieux rêve de l'égalité civile. Et tout ce qui va avec la mort du rêve : le pouvoir accru de la police, la censure sur la presse, les soldats étrangers occupant rues et places.

Des personnages inquiets, turbulents, narquois

Dans cette soirée chaude et bruyante, l'une des dernières avant le retour de ce que les Négatifs (3) appellent l'ordre, les hommes des ateliers composent des esquipots, petites équipes formée de compagnons venus du bas, Genevois de saint-Gervais et du Faubourg qu'on reconnaît entre tous parce qu'ils sont turbulents, inquiets, narquois, railleurs (…) aiment les chansons, la bonne chère, la godaille (4) et le vin plus que de raison. (…) Débordant de théories sociales et de projets politiques, (ce Genevois) juge de tout, récrimine sur tout (4).

En l'occurrence cette compagnie va se révéler tout à fait désarmée devant la puissance militaire réunie par le groupe des vainqueurs, les aristocrates qui dominent les vaincus, vont rétrograder à leur ancien rang quatre cents natifs qui avaient accédés à la bourgeoisie, bannir de Genève les chefs de cette courte République qui finit le 2 juillet 1782.

Sous les effets du mécontentement populaire lié aux salaires ou à l'augmentation du prix du pain la République va revenir au pouvoir dans quatre ans. Mais il faudra encore un espace de temps pour que le peuple genevois l'emporte sur ses maîtres. L'événement surviendra en décembre 1792 sous le rude parrainage de la France révolutionnaire.

L'arrêt sur image dans la soirée de Saint-Gervais le 28 juin 1782 nous apporte les espoirs, la fièvre, le discours d'un peuple qui rêve de justice. Ce qui le conforte dans cette quête sans cesse recommencée, c'est la présence à ses côtés, de quelques personnalités sensibles à sa cause. Sans atteindre aux dimensions du héros romantique comme Lord Byron, mort pour soutenir les patriotes grecs, ces bourgeois genevois que distingue l'habit et plus encore le chapeau à dix livres, savent être présents aux moments décisifs autour de ceux qui font la richesse de la fabrique et le tourment des puissantes familles. Dans cet accompagnement généreux figurent des artistes qui n'ont pas craint de dire haut ce que leur inspirait le sort du peuple.

« Jean-Pierre Saint-Ours - relève la chronique (6) est le premier peintre d'histoire qu'ait connu Genève. Mais il n'est pas le seul artiste genevois à s'être intéressé de près au fonctionnement de la République et avoir eu des responsabilités politiques. (…) Jean Huber, Jean-Etienne Liotard, Pierre-Louis de la Rive, ont siégé au Conseil des Deux-cents (…)». Sous la même plume on trouve une analyse de ceux que l'auteur appelle des « moyens bourgeois ». Elle les met en scène d'une plume alerte, soulignant « on connait peu l'action désintéressée d'une foule de simples citoyens (…) Ceux-ci n'avaient souvent aucune pratique de la politique ni de l'économie, ils n'espéraient pour eux-mêmes aucun avantage ou privilège puisqu'en majorité ils jouissaient d'une honnête aisance, mais l'injustice sociale, la misère environnante et la fragilité de leur indépendance les avaient engagés dans l'action et le peuple les avaient choisis (…) pour leur réputation de loyauté et d'intégrité ».

Au-delà du peintre turc

Si Liotard surgit dans ce tableau c'est un peu par hasard. Comme le signale son biographe (7) « Lui qui est né heureux n'arrive pas à comprendre qu'on puisse ne pas l'être ». Apparemment il n'a pas beaucoup de recul en politique. A preuve cette réaction reprise en substance : « on m'a dit hier que l'ambassadeur de France a présenté aux médiateurs un plan d'arrangement les priant de le signer décidément ( ?) ce qu'ils n'ont pas voulu faire et que les conférences (red - négociations) sont rompues. Je crains bien que nous ne soyons jamais d'accord. Le peuple, qui a été le plus heureux sur la terre risque les plus grands malheurs par son entêtement ».

Naïveté formidable du peintre : si l'ambassadeur de France a présenté un texte à signer aux deux parties c'est parce qu'il convient au groupe des aristocrates, des « Négatifs » dont on a vu que le gouvernement français épouse la cause. Et ce qu'il prend pour de l'entêtement de la partie adverse est le constat d'un déséquilibre dont les représentants du peuple ont tout à redouter.

Par sa position sociale Liotard est plutôt à la source des événements qu'à leur conclusion, si souvent douloureuse. Il touche aux cercles dirigeants par sa clientèle et en épouse les peurs bien légères. Dans son récit sur l'histoire de Confignon Edmond Ganter relève pour cette époque :

- Douze otages appartenant aux milieux dirigeants furent pris et incarcérés à l'hôtel des Balances, à leurs propres frais, ce qui augmentait leur amertume.

Opposés aux précédents mouvements populaires celui-ci n'a pas, c'est tant mieux, de caractère tragique. Une « incarcération » à vos frais dans un hôtel de bon aloi est un moindre mal. Pour Liotard et ses amis ce genre de pratique est désigné d'un terme : l'inquisition. Naturellement tous cherchent à lui échapper. On arrête aux portes tel notable déguisé en charpentier, tel capitaine fuyant sous les habits d'une nourrice. Pour Jean-Etienne Liotard les choses sont infiniment plus simples puisqu'il dispose hors les murs, en Savoie, du domaine de Confignon où il va se replier confortablement. Avec sa petite famille et aussi, on n'est jamais trop prudent ! une partie de sa belle collection de tableaux.

Un des historiens de l'art à Genève (8) qui dresse une biographie attentive de l'artiste relève qu'il a mis dans ce déménagement beaucoup d'énergie. Ce qui lui vaut un début d'été agréable dans sa belle maison savoyarde. Autant dire, mais nos lecteurs l'ont déjà compris, qu'il y avait très peu de chance de trouver le peintre parmi la foule de saint-Gervais dans ce soir de juin 1782.

Un jugement dur

Dans les deux ans qui suivent, toute crainte semblant envolée, Liotard revient à Genève où il est élu au conseil des Deux-Cents. Cinq ans plus tard, le 12 juin 1789, il meurt dans sa maison de Plainpalais à quelques jours d'atteindre sa 86e année.

Le personnage que nous accompagnons depuis le début de cet article n'est probablement pas un grand peintre mais il reste attachant par une série d'aspects. La comparaison avec Rousseau, son contemporain dont il fit le portrait lui vaut ce jugement cruel : « Rousseau est un grand écrivain dont l'influence fut considérable. Liotard n'est qu'un artiste inégal (…) dont l'influence fut nulle ». (8)

Comme toujours la réalité est un peu plus subtile. Au-delà du peintre turc - il n'a pas craint de s'habiller à la mode de ce pays dont il parlait la langue et où il résida cinq ans - au-delà du voyageur qu'on trouve à Naples, Rome, Constantinople, Yassi, petite capitale de la Moldavie, à Vienne, Venise, Paris, Londres, Amsterdam, où il se marie, et à Genève dont il ne cessera de repartir il y a un personnage déterminé, chaleureux avec ce goût de la contradiction, cette indépendance et ce franc-parler propre au Genevois de la Fabrique. Ce qui le caractérise dans son art comme dans sa vie c'est son dédain des conventions en vogue, des complaisances, des flatteries et son amour têtu du vrai (9).

Cette Fabrique dont il est un pur produit, tient dans les ateliers suspendus de saint-Gervais, dans le peuple des cabinotiers en blouse blanche et dans ses artistes qui vont faire son renom et la fortune de ses maîtres. Organisation corporative liant entre eux plusieurs milliers de travailleurs la Fabrique (10) avec ses ateliers d'horlogerie, d'émaillerie et de joaillerie concentrés au Faubourg, a été le lieu de naissance de tous les artistes genevois « de Petitot qu'on baptise à Saint-Gervais où il sera apprenti bijoutier ; à Liotard, apprenti-émailleur ; Saint-Ours que son père poursuit sur les tuiles ; Massot qui est « pommeau » dans l'atelier d'horloger de son père ; Adam Topffer qui commence par graver des boutons d'habit ; au graveur Bovy, au peintre sur porcelaine Constantin, tous ou à peu près tous ».

De ce creuset original, Liotard nous vient en droite ligne avec une production artistique importante et sans doute inégale, une naïveté intacte, un respect obstiné du vrai.

Dans le rôle de gardien des vertus de la Fabrique il demeure excellent. Et c'est bien cela qui nous le rend attachant.

R.C.

  • (1) On en compte 6000 à Genève à la fin du XVIIIe siècle.
  • (2) Assez largement les descendants des huguenots français, venus s'installer à Genève à la révocation de l'Edit de Nantes. Habiles dans l'artisanat et le commerce ils forment une classe aisée qui aspire au pouvoir. Ce que l'aristocratie lui conteste.
  • (3) Par un trait d'esprit le peuple genevois a désigné de façon générique ceux qui tiennent le pouvoir. Donc qui disent systématiquement « non ».
  • (4) Le dictionnaire désigne par ce mot un défaut dans l'habit, un faux-pli. C'est bien dans l'esprit des Genevois de ramasser d'un mot les effets d'un excès de table.
  • (5) Cette description laissées par Fosca dans la première édition de son livre sur Liotard, témoigne d'une évidente sympathie pour ce petit peuple de la Fabrique.
  • (6) Saint-Ours et la Révolution - Anne de Herdt in Genava - publication du musée d'art et histoire.
  • (7) François Fosca auteur de deux livres sur Liotard.
  • (8) Comparant Liotard à Rousseau son biographe, François Fosca porte ce jugement rude.
  • (9) Le propos est de Anne de Herdt
  • (10) in Philippe Monnier - La Genève de Topffer
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Robert Curtat
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15 avril 2013
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