Quand tu l’étreins, Douleur, l’humble cœur torturé

Du poète sensible dans tes bras emmuré

Et quand tu broies son âme, l’ayant bien triturée

Comme un poignard de chasse, fouillant, à la curée,

Le ventre flasque et doux d’un cerf sanguinolent;

Quand tu le sens enfin livré, vaincu, râlant,

Que sous ta main de fer ses révoltes plus lentes

Le font s’abandonner à tes ardeurs violentes,

Alors, douleur, tu fais de lui ta possession.

Tu te complais en lui :

Étrange possession

De maux abominables et d’affreuse tristesse

O douleur tu deviens une si douce ivresse !

Vois-le s’abandonnant, alors, avec douceur,

Se livrant tout entier ainsi qu’à une sœur,

Pour s’offrir à tes bras, bras de milliers d’amantes

Dispensant pour caresses des souffrances démentes.

Quand tu tortures sa chair, affoles ses passions,

Et que de tout son être tu prends la possession,

Accapares son esprit et ajustes pour cible

Son cœur si douloureux, si doux et si sensible,

O douleur il se jette à tes genoux, tremblant,

Implorant de ta Grâce tout ce bonheur troublant;

Sois généreuse, alors, et largement dispense

Ta jouissance folle, ton horrible souffrance.

Mais c’est encore trop peu.

Avive ton ardeur,

Plonge bien plus avant ton poignard dans son cœur,

Va jusqu’à la limite de l’instinct homicide,

Pousse-le bien plus loin : jusqu’au bord du suicide;

Tiens-le tout pantelant au-dessus du Néant

Sur ce gouffre terrible, infiniment béant;

Et quand il va sombrer, et avant qu’il n’implore

Ranime-le, douleur…

…Et recommence encore.

Et lui ne t’en sera que plus reconnaissant,

Car le Poète sait d’où vient le vers naissant,

Ses rimes, son talent, son art et sa musique,

Il sait, Douleur, d’où vient son Génie poétique.

Il sait bien que sans Toi, il est médiocrité,

Que tu es pour son Art l’âpre fécondité :

Aimer ne suffit pas, pour écrire un poème,

Il faut avoir souffert bien plus que ce qu’on aime !

Décembre 1957