Course UCJG au Mont-Rond_8

28 septembre 1930
Mont-Rond, près de Mijoux, Ain, France
Henri Rapin
Claire Bärtschi-Flohr

Course UCJG/F au Mont-Rond, intitulée « course-enterrement au Mont-Rond ».

28 septembre 1930.

Rapporteur Henri Rapin.

Voici un second article copié dans le cahier des courses du groupe UCJG/F de Vernier, écrit avec beaucoup d'humour et où l'on voit que, déjà, l'automobile perturbait les vaillants marcheurs !!!

Nous avons décidé d'enterrer la « saison des courses » au Mont-Rond. Pour un enterrement, ce fut un enterrement réussi. Chacun prit à cœur d'avoir une mine de circonstance ; chacun fit figure d'enterreur, sous la conduite du chef de course Gürtler, croquemort en l'occurrence.

Le Mont-Rond n'est pas d'accès périlleux. Oh ! Non ! puisque Messieurs Grosventre, Cossard et Cie peuvent y venir en automobile. Au Mont-Rond, pas de neiges éternelles, nul précipice insondable. Les pentes d'herbe remplacent les parois abruptes de rocher.

Le Mont-Rond est d'origine très ancienne. Connaissez-vous son histoire ? Il fut un temps très très ancien où toute cette région montagneuse était absolument plate. Cette plaine était le royaume d'une gigantesque vache. Cette vache régnait en reine et maîtresse dans son pays et était fort crainte des pays environnants. Il y avait de quoi. Ecoutez plutôt. Un jour, en rentrant dans ses pénates, après s'être bien amusée et avoir beaucoup mangé, elle oublia, volontairement ou involontairement, cette chose si ronde et régulière qui porte nom « Mont-Rond » actuellement. Comme dame vache trouva son œuvre parfaite, elle ordonna à toute sa clique de serviteurs de garder précieusement cette merveille. La merveille durcit et comme l'engrais était bon, l'herbe poussa dessus. Mais comme l'engrais était chaud, Dame Neige refusa l'invitation d'y fixer son domicile. Voilà pourquoi le Mont-Rond sent la montagne à vache. Voilà pourquoi il est si rondelet et dodu : c'est l'oubli d'une vache.

Le Mont-Rond n'est pas la montagne qu'il nous faut à nous jeunesse, en veine de dérouiller les muscles de nos jambes. Pour nous, il faut que le chemin soit hardi, rugueux et non passé au rouleau compresseur ; il faut qu'il soit roide, au lieu de flâner parmi les herbes. Nous voulons un chemin étroit, un sentier pour ne pas être dérangés par la colonne puante des automobilistes, gens pour qui la montagne est la piste d'essai de leur moteur et de leurs freins. Voilà pourquoi j'aurais préféré une autre course. Et puis, tous les jours précédents, de lourds nuages nous cachaient l'arête du Jura, alors que le Salève laissait caresser son échine par les chauds rayons de Jean Rosset.

Il faut que je vous dise d'abord que cet enterrement devait avoir lieu le dimanche précédent ; mais Monsieur le Temps, qui ne s'est pas montré généreux en sourires cette année, ressentit un vif chagrin de la mort de notre « saison des courses ». Ce chagrin se manifesta en pleurs abondants et sincères. Force fut donc de lui laisser le temps nécessaire pour se remettre de son juste émoi. La course au Mont-Rond étant soi-disant renvoyée à la Saint Fromage, quelques amis et amies organisèrent une balade au Salève. Mais grand émoi le jeudi ; plusieurs reçoivent une convocation pour une course « ocifelle » au Mont-Rond, le dimanche 28 septembre 1930. Inutile de dire que ce fut cet ami Benito qui nous joua ce vilain tour. Je lui en ai gardé une petite, oh, toute petite rancune.

A 5h et demie, le dimanche matin, une vingtaine de membres se trouvent réunis à Feuillasse. Je ne pourrais pas vous dire ce que fut la promenade jusqu'à Ferney, car étant resté dans les bras de Morphée, j'arrivai sur la place de rassemblement avec quelque chose comme ¼ d'heure de retard. Heureusement que cet ami Albert Flohr me servit d'entraîneur et ce n'est qu'à Ferney que nous rejoignons la troupe caquetante. Après les formalités et les reproches d'usage, nous allons rendre visite au monument de Voltaire, à la jolie mairie de Ferney, ainsi qu'à l'obélisque élevé à la mémoire des soldats tombés au champ d'honneur.

Dans un chahut de ferraille, la vétuste locomotive du Ferney-Gex arrive tout essoufflée : « Pensez…..voir……j'ai……dû traîner un wagon de ……plus, réservé à…..ces dames et…..messieurs…….de l'u….nion de….Ver….nier, ah ! » Eh oui, une voiture rien que pour nous, pour nous seuls, un wagon où pas un intrus ne peut monter.

Un cri strident, un halètement, des bruits de tôle, de vitres qui frémissent, une secousse qui nous jette les uns sur les autres. Voilà le départ d'un train du Ferney-Gex, « traclet » vieux comme Hérode. Vous devriez voir la loco. Imaginez-vous une caisse - qui ne serait pas en bois - avec, au milieu, une chaudière, des tubes de cuivre rougi, tout un attirail de manettes et de leviers, et avec ça, deux diables qui se démènent à chaque extrémité de cette caisse, un des démons faisant office de chauffeur. Je vous assure qu'il doit bourrer sa marmite s'il veut qu'elle avance - et l'autre mécanicien, un vieux bougre qui me fait penser à 1830, année de l'inauguration du premier train en Suisse.

Tchouf, tchouf, tchouf….. Voilà notre coucou qui ralentit ; pourquoi ? Une petite montée qui lui fait peur ; aussi quelques amis s'empressent de sauter à bas du train pour diminuer la charge et pour pousser au wagon, mais gare, quand notre vieux « rossignol » reprendra courage, il démarrera sans crier gare.

Gex ! Tout le monde descend !

Pas dommage ; je commençais à prendre mal, un mal de mer qui s'annonçait désastreux. Heureusement, nous revoilà sur le plancher des vaches.

La petite ville de Gex est traversée en souplesse malgré nos grosses godasses et nous attaquons la terrible montée de la Faucille, col qui a déjà mis à mal maints automobilistes trop confiants en les chevaux vapeur de leur machine. Combien ont abandonné vers le fameux virage de la Fontaine de Napoléon.

Coin ! Coin ! Coin ! Attention ! Une auto ! La troupe se jette sur la droite de la chaussée. RRRR…RRRR.RRRR Une auto ! La bande désemparée gagne la gauche de la route. Cut ! Cut ! Cut !.... attention, Ne bougez pas ! Une bande de gros bedons passe en autocar. Et voilà des gens qui diront le lendemain qu'ils ont fait une course de montagne ! Teuf ! Teuf ! Teuf ! Une moto ! Oh, décidément, ils nous embêtent tous ces gens à échappement. En fait d'air pur, tu as réussi, mon cher Gürtler ! Dépêchons-nous de quitter la route maudite et gagnons vite le taillis, où nous pourrons jouir de la nature, de cet air vibrant de senteurs, où nous pourrons goûter notre liberté et écouter le rossignol chanter.

Soignons nos petits ventres afin d'être en forme pour la montée ; soignons les bien car d'eux dépendent les conditions de la montée. Aussi les boîtes à biscuits ont-elles fort à faire et souvent plus d'une est vidée avant que son propriétaire ait pu goûter les gaufrettes ou les « Pertuiset » qu'il se réservait pour porter à l'apogée la satisfaction de l'organe si délicat et douillet que nous nommons estomac.

A peine avons-nous eu le temps de rincer notre gosier que Benito, qui aime les procédés mussoliniens, nous tire de notre doux repos par sa grosse et puissante voix : « Départ ! ». « Allez, dis, on a bien le temps. On ne va qu'au Mont-Rond !

Il faut partir malgré tout notre désir de rester là, où il y a encore du soleil. Nous partons avec l'appréhension de trouver là-haut du brouillard ; avec l'appréhension de la tristesse car le brouillard est triste et nous, nous sommes jeunes, nous sommes gais ; nous voulons vivre et non pas mourir, étouffés dans cette ouate humide, dans ce tampon de brouillard glacé et sinistre.

Nous sommes gais, mais nos cris de joie n'éveillent aucun écho. Car l'écho est mort et avec lui meurent aussi nos cris de joie. Cette tristesse de la Nature gagne doucement nos cœurs et nos âmes, mais il faut aller, il faut monter : notre devoir est de suivre le cercueil qui renferme notre chère « saison des courses », notre devoir est de lui rendre les derniers honneurs sur ce Mont-Rond.

Suivons donc le sombre cortège. Il prendra le « sentier du facteur », qui serpente à travers les taillis. Ce sentier quitte la route pour la retrouver plus haut. Benito ordonne le repos. Des automobilistes passent, emportant des pékins en souliers bas et des……cochons à pieds nus. Des motocyclistes soulèvent des nuages de poussière que nous aspirons à pleins poumons. L'air pur de la montagne à automobile.

En avant, marche ! Comme un seul homme, la troupe obéit. Nous avons un chef à poigne. Nous arrivons vers la fontaine de Napoléon.

Fontaine Napoléon_Col de la Faucille_Loulette Champendal (1909-1933), pensive, fatiguée, assise sur la gauche. Renée Champendal (1913-1990), debout, en robe rayée, sur la droite.

Là, nous trouvons une eau fraîche et chacun de se désaltérer à qui mieux mieux. Tous font aussi ample provision du précieux liquide car là-haut, nous ne trouverons pas d'eau. Par la route toujours…ah heureusement pas pour longtemps, nous continuons notre promenade. Nous laissons enfin la voie à automobiles pour lui préférer un chemin plus caillouteux, peut-être, mais combien plus charmant et tranquille.

Nous montons toujours et toujours. Le brouillard, comme un sinistre présage, veille sur nos têtes. Décosterd, qui avait eu l'heureuse intuition d'acheter une bouteille de limonade mais la malencontreuse idée de laisser « guigner » le goulot, voit sa « topaze » vidée par une bande de gosiers secs et par trop en pente.

Le chemin devient plus pittoresque : il longe des forêts, des pâturages ; il va tranquille et paisible, traverse un taillis, coupe un pierrier et aboutit toujours sur cette route abominable pour nous, montagnards à gros souliers, à pantalons rapiécés et à feutre déformé. Sans nous laisser tenter par les apparences de confort, nous passons devant l'Hôtel du col de la Faucille. La route tourne à droite ; nous partons à gauche. Encore un groupement de maisons. Les indigènes nous regardent passer avec indifférence ; un cabot ne daigne même pas lever le nez à notre passage. Plus loin, un café, avec, à l'angle d'un mur, bien en évidence, un clapier servant de logis à quatre lapins gris-brun, qui feront office de lièvre dans la marmite des chasseurs maladroits.

La route devient de plus en plus boueuse ; peu nous importe puisque nous prenons le sentier de gauche, jolie piste de forêt, moussue par endroits, jonchée de feuilles en d'autres, et qui monte allégrement, escalade les obstacles naturels et nous conduira sans coup férir à ce célèbre Mont-Rond élevant son dos d'âne à 1600 mètres au-dessus de la mer. Nous sommes maintenant en plein brouillard ; un vent froid nous glace les os, Nous grelottons ; quelques nez coulent ; des joues deviennent violacées ; les mains s'enfoncent au plus profond des poches et chacun se réchauffe à sa façon. Un pas de course au sommet, pour ne rien voir du tout et nous nous empressons de nous mettre à l'abri du vent dans un repli de terrain. Un rayon de soleil, sorti victorieux de sa lutte avec le brouillard est le bienvenu. Tous s'installent pour le dîner qui s'annonce copieux. Le dîner fut gai ; de tous les groupes fusent des rires.

« Dans la gendarmerie, tous les gendarmes rient. Tous les gendarmes rient, dans la gendarmerie » (bis)

Après le dîner, Gürtler nous invite à prendre le dessert au sommet, c'est-à-dire nous fait attendre dix minutes pour tirer une photo. Nous voyons plus loin trois Français, en grande tenue naturellement, qui sont venus jusque-là en automobile. Une déchirure se produit dans le brouillard et un de nos « Francillons » en profite pour « admirer le jet d'eau au milieu du lac ». Je ne savais pas que nous avions des geysers au milieu du Léman.

La photo tirée, chacun part de son côté : Mlles Loulette et Andrée, vouées aux bons soins de Fernand Rapin (Médaille) retournent au camp, se couvrent les jambes avec du papier et resteront ainsi tout l'après-midi, se réchauffant les pieds au feu que Médaille a allumé et en se réjouissant les oreilles aux sons gutturaux de l'accordéon à Joss. Plus haut, autre tableau : Mlle Bertha somnole, blottie comme une marmotte dans je ne sais combien de couvertures.

Sous la conduite experte de Simone qui s'y connaît en géologie et en fossiles, nous suivons un moment la crête dans la direction du Colombier de Gex. Mais pas pour longtemps et revenons bientôt vers nos dormeurs. Rochat, Marti, Décosterd, Cerri et cie cherchent un endroit bien douillet pour engager de terribles passes de lutte, suivies avec intérêt par les spectateurs frigorifiés. L'exercice terminé, Mlles Bedat, Cerri et Décosterd passent à l'art du chant ; sans doute leur langue s'engourdissait-elle ? Les garçons accompagnent, Joss renifle dans son accordéon. Mais malheureusement, le brouillard a tôt fait d'étouffer nos inspirations et à ma grande surprise, je dirai aussi, à mon grand désappointement, réussit à engourdir les langues de ces demoiselles.

Jean Décosterd, assis tout à gauche, je crois reconnaître ensuite Simone Bron et Simone George, puis Renée Champendal, le carnet de chants dans les mains, Albert Flohr, assis à sa gauche, David Cerri, assis tout à droite.

Les préparatifs du départ sont vite expédiés. Pour la descente, nous reprendrons un moment le même chemin que pour venir : L'hôtel de la Faucille, la route, un passage dans la boue, le sympathique chemin de la montée, la fontaine de Napoléon. Au tournant de la route, une biquette fait des sourires à Joss qui profite de cette sympathie pour lui soustraire un peu de son lait……

Nous quittons alors la route actuelle pour prendre l'ancienne route, moins fréquentée par les automobilistes puisqu'elle devient de plus en plus le domaine de l'herbe et des cailloux. Cette voie rapide nous amène en quelques quarts d'heure à Gex où notre train nous attend. Comme un homme sage, Gürtler avait prévu la cohue et nous avait réservé un wagon. Grand émoi dans la ville de Gex, le chef de gare fait atteler deux locomotives (je pense que ce sont les deux seules dont la compagnie dispose). Comme il fait passablement sombre, le contrôleur vient allumer les deux lampes à acétylène, chargées de distribuer la lumière - avec parcimonie, je vous assure.

Le train roulait déjà depuis un moment lorsque le seul événement - le seul - se produisit : Ce ne fut malheureusement pas un incident gai. Voilà le fait :

Décosterd, qui est un fin observateur remarquait déjà depuis un moment que Mlle Loulette frissonnait dans son coin à cause d'une fenêtre ouverte. En brave garçon, il résolut donc de la fermer. Rien d'anormal ne se serait passé si les actionnaires du Ferney-Gex - qui sacrifient le confort de leurs clients au confort de leur portefeuille - avaient eu l'idée de munir ladite fenêtre d'une lanière, permettant de l'ouvrir et de la fermer. Décosterd résolut donc de fermer la fenêtre, cause des frissons de Mademoiselle Loulette. Pour ce, il empoigna la fenêtre du bout des doigts, la souleva tant bien que mal et pour la fermer pensa la pousser en appuyant contre le carreau.

Mais Décosterd est plus fort que les carreaux des wagons du Ferney-Gex, si bien que le carreau céda et la main de Décosterd passa au travers. Grand branle-bas dans le wagon. Comme un fou, le contrôleur bondit dans le wagon et avec force gestes et beaucoup de bruit, il nous réclama le prix du carreau cassé. Nous en avons eu pour quatre sous chacun.

Malheureusement, Décosterd s'était blessé et Gürtler, qui est samaritain, s'empressa de crier : « Il te faudra vite aller au docteur en arrivant ! ». Mais Décosterd saignait alors Benito lui fit un pansement anti-saignant.

Et dire qu'un malheureux petit frisson, qui courait sur le dos de Mlle Loulette, fut la cause de tout ce branle-bas.

Je ne vous dirai pas ce que fut le retour de Ferney à Vernier, puisque ce fut le retour de l'enterrement. En revenant d'un enterrement, on n'est jamais bien gai ; on pense à ce qu'on a enterré. Nous pensions donc tous à feu notre saison des courses.

Une parole d'espoir pour finir. Ne lui disons pas « adieu », mais « au revoir » et à l'année prochaine.

Un revenant : H. Rapin (Henri) dit « La Moule à nous ».

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