Le typographe-syndicaliste de La Chaux-de-Fonds Repérage

17 janvier 1920
Michel Aragno
Passé Simple

Ouvrier typographe formé à Genève, Pierre Aragno devient un porte-parole des syndicats pendant la Première Guerre mondiale.

Établi dans la capitale horlogère, le syndicaliste Pierre Aragno (1887-1971) marque le paysage syndical romand pendant la Grande Guerre par les éditoriaux qu’il signe dans Le Gutenberg, l’organe du syndicat romand des typographes. Il naît à Lyon de parents émigrés piémontais. Sa mère est couturière et son père maçon-cimentier. Vers 1892, la famille s’établit dans le canton de Genève, à Carouge. Comme Pierre est un élève brillant, il est placé dans un collège en Haute-Savoie tenu par des frères salésiens. Durant quatre ans, il y accomplit ses «humanités». Ecœuré par le comportement de certains frères, il quitte ce collège en 1902 et accepte une place de commissionnaire dans une fabrique de pièces de montres. C’est là qu’il rencontre Georges Herzig. Cet ancien typographe est l’ami et l’imprimeur de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine. Il a fondé avec ce dernier du journal Le Révolté. Herzig remarque d’emblée la vive intelligence du jeune homme. Il convainc ses parents de lui faire suivre entre 1903 et 1906 un apprentissage de compositeur typographe.

Dès sa troisième année d’apprentissage, Pierre Aragno écrit dans Le Gutenberg. À la même époque, il participe à ses premières grèves. Un an plus tard, il est nommé secrétaire bénévole de la section genevoise du syndicat. L’imprimerie Kündig le congédie pour fait de grèves. Mais une année après, elle l’engage à nouveau. Elle vient d’accepter le mandat d’imprimer une Histoire de Genève en latin et Pierre Aragno est le seul typographe de Genève à maîtriser la langue de Virgile. Entre 1909 et 1912, il devient nomade, travaille à Vevey-Montreux, à Berne, à Zermatt, et à Genève.

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17 janvier 1920

Atelier de composition de l’Imprimerie coopérative de la Chaux-de-Fonds, dont Pierre Argano est l’un des fondateurs. Vers 1920. Département audiovisuel (Fonds iconographique courant P2-4846), Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

Un événement change sa destinée: aux élections de juillet 1912, le parti socialiste obtient la majorité à La Chaux-de-Fonds. En raison de l’industrialisation de l’horlogerie, l’arc jurassien devient le ferment du socialisme. Il est incarné par le docteur Pierre Coullery, le «médecin des pauvres» à La Chaux-de-Fonds, et par des anarchistes comme les Russes Mikhail Bakounine et Pierre Kropotkine et les Suisses James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel. Cette mouvance rompt avec le communisme en septembre 1872. Lors du congrès à Saint-Imier, elle fonde l’Internationale antiautoritaire. Pierre Kropotkine précise: «Jamais aucun de nous n’aurait rien fait, si nous n’avions devant nos yeux ce milieu ouvrier, intelligent, pensant, indépendant et dévoué qui s’était formé dans les Montagnes et dans le Vallon.»

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17 janvier 1915

Pierre Aragno vers 1915. Archives de la famille Aragno.

Le mouvement ouvrier repose alors sur trois bases, parfois antagonistes: les partis politiques, le mouvement des coopératives et les syndicats. À la Chaux-de-Fonds, les premiers sont représentés notamment par Charles Naine, Paul Pettavel et Ernest-Paul Graber, le mouvement coopératif par Fritz Eymann et Auguste Lalive et les syndicats par Charles Schürch, René Robert et bientôt Pierre Aragno. À La Chaux-de-Fonds, ce dernier participe en automne 1912 à la fondation de l’imprimerie coopérative qui imprime le quotidien socialiste La Sentinelle et Le Gutenberg, bimensuel du syndicat romand des typographes. Il prend la rédaction en chef de cette seconde publication de mai 1913 à décembre 1919. Ses éditoriaux portent sur la politique syndicale des typographes et, en filigrane, sur la Première Guerre mondiale. L’ouvrier typographe devenu leader syndical y développe une pensée élaborée.

D’emblée, Pierre Aragno est partisan d’une «Communauté professionnelle», rassemblant autour de la table de négociations patrons et ouvriers. Alors que des politiques, en particulier les communistes, veulent renverser le patronat, il n’aspire pas à la révolution, mais à une évolution vers davantage de justice sociale. En juin 1914, il écrit comme une prophétie: «Par lutte de classe, nous n’avons jamais entendu la lutte ouverte et directe contre tel ou tel patron. Nous ne désignons même pas le patronat individualiste actuel, puisque ce patronat doit disparaître pour faire place au gros capitalisme, à la société anonyme à directeur à gage, qui assurera le parasitisme de l’actionnaire.»

Quand éclate la Première Guerre mondiale le 28 juillet 1914, le monde du travail se divise entre bellicistes qui choisissent un camp et pacifistes qui prônent le maintien de la vocation internationaliste des socialistes. Comme une bonne part de la gauche des Montagnes neuchâteloise, Pierre Aragno appartient à cette seconde catégorie. Il signe le 16 septembre 1914: «Par devant la rafale qui risque de tout emporter et que plus de cohésion de sa part aurait pu éviter, le prolétariat se doit de reconstituer et d’unifier les forces dispersées, s’il veut les retrouver demain.» Il précise le 1er mars 1915: «Nous savons tous que cette guerre n’est qu’une guerre économique pour la conquête du marché européen; nous savons tous qu’elle n’est que la conséquence d’un régime politique mal établi.»

La Une du périodique Le Gutenberg le 14 juin 1914.

Quand le traité de Versailles est signé le 28 juin 1919, il réagit. «Cette paix, c’est la paix du sabre, c’est la paix de la violence. Elle ne pouvait être autre à quelque clan qu’ait pu appartenir le vainqueur. (…) C’est la paix qui s’efforce de sauver le régime du capital privé au détriment des classes laborieuses de tous les pays, vainqueurs et vaincus». Ce langage fait écho à la répression militaire de la grève générale de 1918 dans une Suisse obsédée par la peur du bolchévisme.

Syndicaliste à l’âme sociale-démocrate, Pierre Aragno ne renie jamais l’origine de sa vocation. Elle plonge ses racines dans l’anarchisme d’un Pierre Kropotkine. Il renvoie dos à dos les personnes favorables au communisme autoritaire à la russe et celles qui interprètent mal la pensée anarchiste. En décembre 1913, il dénonce «la mélopée des pseudo-admirateurs du boyard Pierre Kropotkine, dont j’ai lu l’admirable L’Entraide», ajoutant: «Ah! que ne le possèdent-ils tous, ce livre, ceux qui, à tout propos, hurlent aujourd’hui aux chausses des honnêtes gens.»

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L’anarchiste Pierre Kropotkine
1910
L’anarchiste Pierre Kropotkine

L’anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), portrait de Félix Nadar (1820-1910), date inconnue. Wikimedia Commons.

Durant la Grande Guerre, Pierre Aragno travaille à unifier le monde du travail. Il contribue au rattachement de la Fédération romande des typographes à l’Union syndicale suisse en décembre 1915, puis à la fusion des syndicats romands et alémaniques des typographes en janvier 1917 qui donne naissance à la Fédération suisse des typographes (FST).

En 1920, son ami Charles Schürch, secrétaire de l’Union syndicale suisse, l’appelle à diriger le secrétariat romand de la fédération des travailleurs du commerce, des transports et de l’alimentation (FCTA), dont le siège est à Neuchâtel. Il embrasse ainsi une carrière syndicale à plein temps, jusqu’à sa retraite en 1947, alors qu’il continue d’assurer la rédaction de Solidarité, l’hebdomadaire du syndicat, jusqu’en 1967.

Michel Aragno

Quelques combats

Entre 1913 et 1919, dans le Gutenberg, Pierre Aragno s’exprime sur tous les sujets liés aux conditions de travail. Il appuie la revendication pour des vacances payées: «Les vacances, c’est tout simplement, Messieurs les patrons romands, de la force-travail que l’on économise l’été pour l’hiver». Il prend position en faveur d’une assurance vieillesse: «La période de transition jusqu’à l’application d’une loi sur l’assurance-vieillesse et invalidité peut être longue encore.» L’AVS passera en votation en 1947, 30 ans après ces lignes. Le syndicaliste se bat aussi pour la santé du travail. Les typographes sont souvent atteints de saturnisme, une intoxication due à l’alliage de plomb et d’antimoine des caractères d’imprimerie, alors que certains patrons prétendent qu’ils souffrent d’alcoolisme.

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