Des réfugiés français guidés par Edouard
Edouard Hostettler avait treize ans quand il entendit son père lui demander d'aller prendre le tracteur du voisin et d'y attacher des remorques pour transporter des réfugiés. On est à Cartigny en 1944, le 16 août, au lendemain d'incendies criminels, lancés par les Nazis en représailles d'opérations des maquisards dans les villages de Valleiry, Vulbins et Chevrier, des villages situés à quelques kilomètres de la frontière franco-suisse. Parmi ces réfugiés se trouvaient le membre de notreHistoire.ch, Claude Deluermoz, âgé de quatre ans, et sa famille. J'ai pu interviewer Edouard par téléphone.
Edouard Hostettler: A la campagne, tu apprends jeune. A partir de mes dix ans, je conduisais des tracteurs et je savais atteler les chevaux. Les attacher à une charrue, je savais faire ça depuis mes six ans. On avait une petite exploitation agricole. Les gamins y faisaient le boulot de manière identique aux adultes. Mon père était alcoolique, cela n’arrangeait rien. C’est pour cela que je n’ai jamais voulu que on père m’apprenne à traire (même si en fait je savais) les vaches. Mon père allait être moins au bistrot s’il avait les vaches à traire... Bref, on devient vite débrouillard.
Comment avez-vous rencontré les Deluermoz ?
D’abord, on était dans les champs quand on a su que le village de Valleiry était en flammes, ainsi que Chevrier et Vulbins. Je me souviens des incendies dans la nuit du 14 au 15 août 44, mais pas du 15 au 16 août 44. Quand on a vu ça depuis Cartigny, on est rentré des champs. C’était le soir. Le lendemain, le maire de Cartigny a demandé à toutes les personnes qui pouvaient héberger des familles de le faire. Les familles de Vulbins, Chevrier et Valleiry arrivaient à Chancy. Le Colonel Fernand Chenevière qui dirigeait les opérations à la frontière, à l’extrême pointe du canton en direction de Bellegarde (01), a laissé passer les réfugiés venus de ces villages en feu, ils arrivaient d'abord à la salle communale de Chancy.
Combien de personnes ont-elles été accueillies et comment a-t-on organisé cet accueil?
Plusieurs centaines de personnes ont été accueillies. Les maires et leurs adjoints ont demandé aux habitants de recevoir ces familles dès le lendemain. Ils ont aussi demandé qui pouvait aller les chercher. Il faut savoir qu’il n’y avait pas de voitures à l'époque. Elles étaient à l’arrêt à cause de la guerre. Sauf les tracteurs. Edouard Miville était propriétaire d’un tracteur, un "Lanz Bulldog", un engin au moteur diesel deux temps. Je le conduisais depuis deux ans, donc c’était facile pour moi. Dans l’après-midi, je suis allé chercher le tracteur que j’ai mis en marche tout seul. Avec un ami, on a pris deux chars qu’on a attelés. Et on est allé chercher une cinquantaine de réfugiés à Chancy pour les amener à Cartigny. Tout était organisé pour répartir les gens dans les différentes fermes. Des femmes préparaient dans l’après-midi du 16 une soupe gigantesque à la salle communale de Chancy. Il y a eu tout de suite une solidarité importante.
Vous souvenez-vous de Claude et de sa famille?
Je ne me souviens pas spécifiquement de Claude et de sa famille à cette époque. Le maire avait donné des ordres aux différentes familles habitant des fermes. « Vous, vous prendrez trois personnes, vous cinq personnes… » Il n’y avait pas à discuter. Personne ne pouvait dire « je ne peux pas, ça me gêne... » Tout le monde a joué le jeu. Les personnes qui ont fui les incendies de leur village se sont retrouvées à la salle communale de Chancy dans un premier temps.
La traversée de la frontière a-t-elle été facilitée ?
Oui, plusieurs centaines de personnes ont pu ainsi traverser la frontière franco-suisse qui étaient gardées par l’armée suisse pour éviter l’infiltration allemande. On est donc allé à la salle communale de Chancy. Les gens sont descendus pour aller manger la soupe, à la salle, « à la bonne franquette ». Mon père a servi là-bas. On était quatre gamins dans la famille, tous à l’œuvre. J’ai remis les chars en place, ma mère et ma grand-mère, l’ouvrier de campagne et mon père ont aidé à la salle communale. Le maire et l’adjoint ont réparti les habitants des villages français. Et c’est ainsi que nous avons accueilli Madame Vincent, son fils et sa fille. Madame Vincent était l’épouse du maire de Valleiry. Le jour d’avant - ou deux jours avant je ne suis pas sûr - les Allemands sont venus chez lui. Il a ouvert le poulailler pour ramasser les œufs. Ils lui ont demandé « vous êtes le maire de la commune ? » Ils l’ont ensuite fusillé après lui avoir reproché de ne pas avoir su "tenir" ses concitoyens. Chez nous à Cartigny, les membres de la famille Vincent sont restés trois semaines. Ils étaient traumatisés. Le problème à l’époque, pendant ces trois semaines, c’est qu’on devait s’occuper des Vincent mais les enfants réfugiés ne pouvaient pas aller à l’école avec nous. Les maîtres de classe ne pouvaient pas prendre la responsabilité de prendre tous ces enfants.
Le travail du maquis avait-il été vite repéré par les collaborationnistes?
Il faut dire que le maquis, installé dans les montagnes avait préparé son intervention. Les maquisards sont descendus en plaine et ont tué cinq allemands. En représailles, les nazis ont mis feu au village de Valleiry. Les Français de la 5e colonne ont dénoncé ces maquisards.
Et que se passait-il à Cartigny pendant que les maquisards montaient des opérations anti-nazis?
Je me souviens de l’hiver de 43-44. J’étais passé sous les barbelés avec de la dynamite pour les Français. L‘objectif avait été d’aider les résistants à faire sauter le pont Carnot, pour éviter que les Allemands s’enfuient quand les Américains arriveraient. Pour remonter en Allemagne, il fallait passer par Bellegarde. Et comme ils allaient être refoulés brutalement par la Suisse, il fallait faire sauter ce pont Carnot. Passer sous les barbelés avait été arrangé avec les maquisards. « Un gamin d’une douzaine d’années allait passer là » leur avait-on dit. Mais le pont n’a pas explosé. La poudre que j’ai passée n’est pas arrivée jusque-là.
Revenons aux événements du 16 août et ce qui s'est passé après. Quand les Américains sont-ils arrivés en Haute-Savoie?
Je crois que c’était environ trois semaines après. Une fois sur place, les Américains ont construit en 48 heures un restaurant à Valleiry. Madame Vincent, son fils et sa fille ont été chargés de s’en occuper. Ils avaient avant le 16 un hôtel-restaurant qui avait brûlé. Je me rappelle faire des tours à vélo par là-bas avec mon ami Jacques Vincent, « Jacquot ». On est resté copains pendant longtemps. Il est décédé il y a dix ans. Sa fille avait adopté deux enfants. Il y en a une qui est restée sur place mais je ne suis pas resté proche de la famille. Chaque famille de Cartigny allait retrouver les familles de Vulbins, Chevrier et Valleiry année après année, il y a eu des liens mais il n’y a jamais eu d’organisation officielle pour célébrer la date anniversaire de cet exil.
Sur la photo : Claude Deluermoz avec Yvonne sa mère
Avez-vous une petite idée de là où se trouverait la ferme que cherche Claude Deluermoz? Ou est-ce encore très peu clair chez vous?
Cette ferme qu’il recherche, c’est peut-être une ferme de «La Petite Grave », un hameau qui fait partie du village ou une ferme du hameau « L’Eaumorte », tous les deux en dehors de Cartigny. Claude s’y est pris un peu tard malheureusement, la plupart des gens sont morts ou sont partis vivre ailleurs. Moi-même, j’ai 89 ans. Certaines fermes sont devenues des lotissements. Ils ont fait une immense complexe d’appartements dans une des fermes.
Pourquoi avez-vous déménagé en France ?
J’ai d’abord déménagé à Pinchat. Mais à huit mètres de ma chambre, ce sont 14’000 véhicules qui passaient par jour. Le vacarme était énorme. J’ai quand même réussi à vendre ma maison. Mon entreprise était attenante. La personne qui a acheté cette demeure a enlevé le matériau isolant acoustique. J’ai quitté Genève pour la France. Il y avait des fermes à rénover pour quatre ou cinq fois moins cher qu'en Suisse. Alors, je suis arrivé dans l’Ain. J’y ai fait construire ma maison.
Qu’avez-vous fait professionnellement ?
Eh bien, j’ai eu deux entreprises. Je me suis spécialisé dans les batteries de voitures au plomb. Et par ailleurs, je me suis installé comme un importateur d’accessoires pour l'automobile. L’entreprise s’est appelée Auto Electro Matériel SA (AEM). J’importais du matériel. Pour les batteries, je peux dire que j’avais le plus grand stock de Suisse en tant qu’importateur. Je livrais des batteries de moto, de tous les modèles, même de véhicules qui n’étaient pas produits depuis des années. Les anciennes batteries, je les démontais et les remontais. J’avais le goudron, le plomb et tout le matériel.
Où habitez-vous maintenant ?
J’habite à Cormoz, une commune proche de Bourg-en-Bresse.
Propos recueillis par David Glaser
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Nous recherchons à la demande de Claude Deluermoz une ferme et ses habitants qui l'ont accueilli lui et sa famille en 1944 à Cartigny, si vous avez des informations : contactez moi david.glaser@fonsart.ch
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