L'imagination au pouvoir

1963
avenue Montetan lausanne
Daniel Rupp

L’imagination au pouvoir

Un slogan de mai 68. Pour nous autres baby-boomers, l’imagination, à ce moment-là, n’est pas qu’un outil ou qu’un objectif, c’est carrément une nécessité. Les rares écrans ne sont pas alimentés d’effets spéciaux, de dessins de synthèse de haute résolution. Le spectacle est diffusé sur les ondes courtes en modulation de fréquence. La vie est radio diffusée. Matchs de foot, théâtre, musique-hall nourrissent les émissions. Derrière notre transistor, l’imagination est très sollicitée. La rêverie habille toute expérience radiophonique pour la rendre personnelle, pour la coudre sur mesure.

Le moment d’ « Énigmes et aventures » le lundi soir sur « Sottens », est la pièce en kit très attendue. À nous de planter le décor, de visualiser les éléments du drame, de les agencer, de donner corps et physionomie à Picoche, à Roland Durtal, à tante Agathe. Des bruits de pas sur un gravier et nous suivons un homme traversant la cour intérieure de Citizen Kane, ou l’allée d’une modeste maison de campagne. Inspirés par la mise en ondes du réalisateur, nous sommes responsables de la mise en imagination. Nous finissons par être des spécialistes de la créativité, avec tous ces exercices de souplesse mentale.

Je suis, comme tout le monde, rompu à ces prouesses fantasmagoriques. Certains détails restent gravés dans la mémoire, sans hiérarchie méritocratique. Le mental choisit de garder au premier rang des brindilles qui claquent comme des slogans. Une conséquence, qui amuse beaucoup ma mère, m’amène à réciter l’une ou l’autre de ces brindilles à mon réveil de différentes opérations. Les premiers mots qu’elle entend sur mon lit en salle de réanimation à l’Hospice de l’enfance, sont du genre « Enigmes et Aventures, de Robert Schmid » ou « S’il n’y a pas de truc, c’est formidable, mais s’il y en a un, reconnaissez que c’est encore plus fort », ou encore « Incroyable, mais vrai !» de Myr et Myroska. Pendant des années, elle racontera mes performances post-opératoires à la rue Montétan. Pourtant, je suis pétrifié à l’idée de l’anesthésie. La profession de médecin, confronté tous les jours à un bottin de maladies diverses et variées, est sur ma liste noire, en compagnie d’autres métiers, comme cascadeur, parachutiste ou body-bulldoger. Je suis définitivement un trouillard. Encore plus inquiétante que l’anesthésie, l’anesthésie locale me terrifie. On est forcé d’assister à une charcuterie où on tient le rôle du cochon.

Pour en revenir à la nécessité de l’imagination, à l’écran, les effets spéciaux n’existent pas vraiment. Il faut se les fabriquer soi-même. Une semaine de cinéma à l’école, puis l’étude des classiques avec Henry Agel, critique de cinéma bien connu, achève de me rendre accro au septième art. Dans un film de Godard, un flic à moto, suivi du plan de la moto à terre, laisse le soin au spectateur d’imaginer l’accident. Pas de cabriole inutile. La main de Pierrot le fou essaie d’éteindre la mèche de la dynamite qui lui emballe la tête. L’explosion est filmée de loin. Inutile de répandre la cervelle sur l’écran. Dans « Quai des brumes », la couleur des yeux de Michèle Morgan est à choix dans les teintes claires. Des yeux qui inspirent à Jean Gabin ce fameux « T’as de beaux yeux, tu sais ? ». Selon son humeur, les décors en ombres chinoises prennent un caractère poisseux pauvre ou inquiétant. Les dialogues de Tati sont en pointillés. Plus de murmures que de dialogues. Mille manières de laisser ouverts les grands espaces de l’inspiration personnelle.

Il m’arrive un jour, au cours d’une banale opération de septoplastie (correction de la paroi nasale), une expérience incroyable, qui n’est pas sans relation avec l’imagination. J’ai quatorze ans, l’âge de prendre de l’assurance, en même temps que de la moustache, pourtant je suis toujours aussi dégonflé au moment de réaliser que je vais bénéficier d’un traitement abhorré : une anesthésie locale. Le chirurgien, magnanime, me tranquillise chimiquement. J’ai droit à un produit qui me laisse conscient, mais englue les synapses des neurones dans le centre des émotions facultatives. Je pense que c’est ce produit inconnu qui est à l’origine d’un joyeux délire.

Au moment où le chirurgien dirige la lampe sur le lieu de sa besogne, j’aperçois, penchés au-dessus de moi, les yeux verts de l’instrumentiste. Une coiffe blanche, immaculée, retient ses cheveux blonds, noués dans la nuque, et un masque de protection cache le bas de son visage. Mais, sous le calot et au-dessus du niqab, juste entre les deux, il y a ces yeux, dont la couleur n’existe que sur la palette d’Ingres. Un vert, d’une pureté prodigieuse, au beau milieu de l’arc-en-ciel entre le jaune et le bleu. Fasciné par ce regard qui semble plonger dans le mien plutôt que sur mon nez, je n’ai qu’une envie, que cette septoplastie dure le plus longtemps possible ! Le sécateur à découper le poulet, le bistouri, la pince à écarteler les naseaux, rien n’y fait. Je suis la victime expiatoire consentante. Une apparition aussi miraculeuse que la Sainte Vierge voilée ne s’abrège pas volontiers.

Au réveil de mes sensations habituelles, le chirurgien, vieillard de plus de cinquante ans, aux pognes de maréchal ferrant, me demande comment je me sens.

- Très bien, merci.

- Vous voyez, jeune homme, ce n‘était pas si terrible.

Puis, intrigué, il me demande.

- Au cours de l’opération vous avez remué les lèvres. Visiblement, vous vouliez dire quelque chose ?

- Je ne me souviens pas.

C’est un mensonge. Je me rappelle parfaitement que, sur le quai de mon esprit embrumé, j’ai voulu citer la réplique de Jean Gabin. Mais, honnêtement, je ne peux pas répondre à ce vieux monsieur :

« T’as de beaux yeux, tu sais ? »

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Daniel Rupp
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25 mai 2020
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