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Un fils de migrant venu de l'Est Repérage

juillet, 1964
Daniel Rupp

Fraîchement débarquée à Lausanne, une famille de migrants venue de l’est traverse le Grand-Pont. Ils se rendent dans leur logement, place Bel-Air numéro 8. Le fils a 6 ans, le siècle en a deux. Poussée par la pauvreté de leur région qualifiée de peu développée, voire de primitive, elle espère trouver sous nos latitudes une vie moins dure. Armée de courage, elle a quitté un environnement familier et tente sa chance, là où elle n’est pas attendue. Le père se demande s’il devra un jour regretter son choix. Il a fini par trouver un emploi de portier. La scolarisation de l’enfant s’annonce difficile. Sa langue, aux accents gutturaux, parfaitement incompréhensible, est sujette aux moqueries. Son Dieu même parle un étrange jargon. L’assimilation s’annonce difficile.

L’avenue d’Echallens, que traverse fréquemment l’enfant, est longée par des voitures tirées par des chevaux à l’encolure épaisse. Ces bêtes de somme laissent derrière elles des traces nauséabondes qu’il ne déteste pas. Elles lui rappellent son pays. Lentement, ces bourrins s’évaporent, et ce sont sous des capots pétaradants que les chevaux-vapeurs se cachent. Les odeurs ne sont plus les mêmes, mais il s’est habitué à tout. Il parle déjà « vaudois ». L’accent, les intonations, les dictons peuplent maintenant son univers. Il n’a plus honte de son « Schwitzertütch » qu’il utilise parfois pour compléter sa palette d’expressions colorées. Il ne renie plus son origine, coincée entre Appenzell et Saint-Gall. Quoique catholique, ce migrant venu de l’est de la Suisse est définitivement assimilé.

Enthousiaste, il adhère à différentes sociétés locales. Il pratique la boxe dans un club proche de Rumine. Pas très grand, de stature plutôt légère, il monte sur le ring pour un combat de démonstration en catégorie poids coqs. Il se retrouve opposé à un adversaire, excellent tacticien et redoutable sur son jeu de jambes. Le flash d’un photographe crépite juste avant un direct du gauche encaissé plein pot, et les cloches de la cathédrale carillonnent à toute volée juste après. Il ne tarde pas à se lancer dans un sport qui garantit le départ des coups dans l’autre sens. Il adhère à la société de tir « Guillaume Tell ». Du « Pointu » à la « Pinte Besson », il étoffe un important réseau de vaudois pure souche.

Cinquante ans plus tard, je descends l’avenue des Bains à ses côtés. Les années ne l’ont pas fait plier. Droit dans ses brodequins, les mains dans le dos, le menton relevé en direction de Thonon, le chapeau pointé sur la dent d’Oche, il a la fière allure du Général Guisan et la rondeur du phrasé de Gilles. Un citoyen made in « Wadtland ». On se dirige droit vers Vidy, où l’Exposition nationale Suisse, une manifestation « de toute beauté », nous attend.

Nous assistons à un concert historique : la symphonie des machines. 156 concertistes, pour la plupart machines à écrire, mais aussi téléphones et imprimantes diverses, suivent à la baguette la partition dirigée par une IBM. Il est ravi par ce « puissant », par ce « faramineux » tintamarre. Maintenant que les machines sont capables de « taguenazer » toutes seules, il ne sera bientôt plus nécessaire de « manoiller ». Après deux guerres mondiales, la crise de 29, c’est "du bienvenu". Plus question de lécher les timbres sur les enveloppes, elles pourront aller toutes seules chez le destinataire ! Pas de doute « on va vers le beau ». Les machines vont manger les heures de boulot, pas les postes de travail. Il faudra bien quelqu’un pour les surveiller. Il croit aux bienfaits de l’oisiveté, créatrice de civilisation. Il a une excuse. Il n’est pas le seul. De Sénèque à Bertrand Russel, en passant par Paul Lafargue, plusieurs grands philosophes ont démystifié le travail. À son tour, d’une parabole basée sur un fait réel, il prêche pour la libération du travailleur.

Un jour d’été, notre migrant, devenu chef de service à la poste centrale, reçoit un jeune gymnasien qui aimerait travailler pendant ses vacances pour quelques sous. Bienvenu, le « petit jeune » se met au travail avec ardeur et détermination. Le soir, le chef de service l’interroge : « Mon petit Jean-Pascal, qu’est-il écrit en grandes lettres noires sur ce panneau jaune, juste au-dessus de nous ? ». Surpris le « petit Jean-Pascal » répond, un peu troublé «c’est écrit PTT». «En effet, mais que signifient ces trois lettres ?» « Cela signifie, Poste, Télégramme, Téléphone ». «C’est exact, le matin cela signifie bien Poste, Télégramme, Téléphone, mais le soir par contre cela signifie : Pas Trop Travailler !».

Quelques années plus tard, notre migrant meurt et le « petit Jean-Pascal » devient Président de la confédération. Un Président Très Travailleur.

Grand-Père, si tu m’entends là où tu es, c’est vrai qu’on va peut-être vers le beau, mais hélas aussi vers le trop chaud!

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Daniel Rupp
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7 mai 2020
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