Les troupes suisses se déploient en Ajoie
En automne 1944, le général Guisan prend diverses dispositions pour éviter que le saillant de Porrentruy ne soit envahi par les troupes allemandes ou françaises qui se sont face pendant deux mois à la frontière suisse.
Le général Guisan à la terrasse du restaurant du Faucon à Porrentruy. Les gamins de la rue l'observent fascinés. Collection Serge Humair.
Du 8 septembre au 18 novembre 1944, l'Ajoie se trouve tout près du front qui oppose l'Allemagne nazie aux Alliés. L'armée suisse prend des mesures pour dissuader les uns et les autres de violer le saillant de Porrentruy en vue de prendre l'ennemi sur son flanc.
En décembre 1941, tandis que la bataille de Moscou touche à sa fin, le major EMG Bernard Barbey, chef de l'état-major particulier du général Guisan, passe en Ajoie. Il note dans son journal: «Reverrons-nous jamais la bataille à nos frontières, l'homme de droite français opposé à l'homme de gauche allemand, appuyés l'un et l'autre à nos barbelés? Si cela doit arriver un jour, alors nous serons sauvés, ou tout près de la fin.»
Les Alliés débarquent en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942. Henri Guisan se rend vite compte qu'un débarquement allié au sud de la France nécessitera de sortir plusieurs divisions du Réduit national et de les porter à la frontière Ouest. Il lui faut entraîner ces grandes unités à se déployer en plaine; c'est le but des manœuvres d'une durée de dix jours, en février 1944.
Le débarquement de Normandie en juin, celui de Provence à la mi-août entraînent le reflux de la Wehrmacht en France. Et Bernard Barbey constate: «L'Ajoie est, à la hauteur de Belfort, la première hernie de notre territoire sur laquelle la manœuvre des belligérants pourrait venir s'appuyer ou buter (...). Le risque le plus vraisemblable est une violation du saillant de Porrentruy, si la bataille se déclenche dans la trouée de Belfort.» Il faut dissuader, tant les Alliés que les Allemands, de traverser l'Ajoie. Le commandement de l'Armée adapte la défense de la frontière entre Genève et Bâle.
Le 8 septembre, la 1ère armée française, commandée par le général de Lattre, arrive très essoufflée à Abbévillers, au sud-ouest de l'Ajoie, à la limite de la place de Belfort. Les Allemands barrent la fameuse trouée, si bien que le front se stabilise. La libération de Delle n'aura lieu que le 18 novembre, deux mois plus tard. Damvant devient «Le Largin de la Seconde Guerre mondiale», c'est-à-dire le lieu d'où la Suisse peut observer les ennemis se faisant face.
Protéger le saillant de Porrentruy
Depuis août 1939, l'Ajoie est une sorte de no man's land, puisque la défense suisse commence, au-delà, aux Rangiers, qui font partie du dispositif de défense de la brigade frontière 3. Le 29 août 1944, la brigade légère 2 (sans ses escadrons de dragons, travaux agricoles obligent) se déploie dans le saillant de Porrentruy. Une semaine plus tard, la brigade frontière 3 occupe ses positions aux Rangiers, alors que des maquisards français prennent le contrôle du fort du Lomont, près de Fahy. Durant le mois de septembre, les conseillers fédéraux Karl Kobelt, chef du Département militaire fédéral, Eduard von Steiger, chef du Département de justice et police, et le général Guisan viennent en Ajoie inspecter les troupes qui y sont stationnées.
Le 23 septembre, la brigade légère 1 (également sans sa cavalerie) vient en renfort. Le colonel Marcel Montfort prend le commandement de ce groupement de combat: la brigade légère 2 à l'ouest de l'Allaine, la brigade légère 1 à l'est. C'est un officier de carrière expérimenté. Il a dirigé en 1940 une mission secrète en France dans le cadre de la coopération franco-suisse décidée par le général Guisan. Avant 1939, il avait mis en évidence dans ses écrits l'importance du char et de l'avion dans la guerre moderne. Sous ses ordres, les villages se transforment en points d'appui, les barrages antichars, construits avec des troncs d'arbres et des pierres, se multiplient.
Ce dispositif, qui reste très léger, ne doit pas masquer la réalité. Le général Guisan ne veut pas se laisser aspirer dans le saillant de Porrentruy. ! «Les travaux accomplis en Ajoie pendant l'automne 1944, expliqera-t-il plus tard, ne représentaient que la mise en état élémentaire d'un territoire mal protégé par la nature.» Lorsqu'il s'agit de relever les deux brigades, une division lui semble le maximum des forces à engager en Ajoie. Il ordonne qu'une partie de ses éléments restent en deçà des Rangiers, dans la cuvette de Delémont. Le régiment d'infanterie 8, neuchâtelois, s'installe dans le saillant de Porrentruy et continue les travaux de défense lancés par le colonel Montfort.
Néanmoins, la population, qui se sent rassurée, se montre très accueillante envers les militaires, dont le nombre, dans certains villages, dépasse celui de la population. Le général Guisan reçoit également un accueil enthousiaste lorsqu'il passe dans la région.
Complicité de Lattre - Guisan
En octobre, le général français de Lattre, qu'Henri Guisan considère comme un «ami de la Suisse», rencontre à Besançon le journaliste suisse René Payot. Il lui affirme sa volonté de respecter la neutralité suisse et d'éviter les incidents à la frontière. Il propose une rencontre sur territoire suisse avec le commandant en chef suisse. Ce dernier refuse cette offre après discussion avec le conseiller fédéral Karl Kobelt. Ces contacts indirects sont le fait de deux hommes qui se connaissent. En 1938, Guisan, commandant du 1er corps d'armée, avait pris des contacts avec lui à Strasbourg en vue d'une coopération militaire, dans l'hypothèse d'une invasion de la Suisse par l'Allemagne nazie.
Le 3 octobre, le général de Lattre se trouve au fort du Lomont où il réfléchit à la suite de ses opérations. «Le vaste plateau (...) me parut se prêter admirablement à une manœuvre d'infanterie. Ce plateau est borné sur la gauche par les hauteurs jalonnant le camp retranché de Belfort, tandis qu'à droite il affleure la frontière helvétique. De ce côté, j'étais a priori assuré de n'être pas exposé à une manœuvre de débordement de mon flanc, puisque je savais qu'animée d'un fier patriotisme (...) l'Armée suisse s'opposerait à toute violation de son sol national. Depuis septembre d'ailleurs (...) le général Guisan avait concentré des unités importantes dans la région de Porrentruy.» Une opération destinée à tromper l'ennemi doit faire croire au commandement allemand que les Alliés vont continuer leur offensive dans les Vosges. À la mi-novembre, le général Béthouard, commandant le corps d'armée, dont la limite droite touche la frontière suisse, fait prévenir son homologue suisse, le commandant du 2e corps, Alfred Gübeli, de l'imminence de l'offensive réelle des Français. Il recommande d'évacuer femmes et enfants de certaines zones dangereuses et de bien marquer la frontière, de remplacer les panneaux en trois langues par de grandes croix fédérales, car ses soldats nord-africains ne savent pas lire.
Le divisionnaire Claude DuPasquier, à la tête de la 2e division déployée dans le nord du Jura bernois, reçoit un avis similaire de la part du général Magan, commandant la 9e division d'infanterie coloniale. Ce message est transmis par le lieutenant-colonel Garteiser, l'officier qui, en 1939-1940, assurait, avec le major EMG Bernard Barbey, la liaison et les discussions de coopération entre les commandements français et suisse. Le général Guisan reçoit «à temps» la date du début de l'offensive contre Montbéliard et Belfort, qui débute le 14 novembre 1944.
Le 18 novembre, les francs-tireurs et partisans français prennent le contrôle de la frontière entre le saillant de Porrentruy et la France et vont y rester jusqu'au 15 août 1945.
Hervé de Weck
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