De porte en porte dans la vallée de Conches

De porte en porte dans la vallée de Conches

15 mars 2014
Marie-José Wiedmer

Porte de l'une des plus anciennes maisons de Geschinen (anciennement l'école)

« Porte » dans le Bas-Valais, « Tür » dans le Haut-Valais ou encore «Tiri » dans la vallée de Conches…

Ici comme partout dans le monde, la porte est le trait d’union entre l’intimité et le communautaire, entre le chez-soi et l’universel… un emplacement où l’on marque un temps d’arrêt avant de pénétrer, jusqu’à parfois rester, s’asseoir sur son seuil pour observer, discuter voire fumer comme ces femmes d’autrefois. Il s’agit pour elles de témoigner de leur identité, de leur importance et d’afficher une certaine audace féminine dans la vie pastorale, où comme les hommes, elles fauchent, fanent, moissonnent et chargent la récolte sur leurs épaules… alors que d’autres plus classiques préfèrent se faire photographier en costume traditionnel pour arborer leur appartenance culturelle. Ce sont autant de situations connues qui se perpétuent à l’infini, mais à la différence que très peu de portes de la planète ont vécu la même expérience que celle du village de Geschinen qui a laissé un jour pénétrer un phénomène totalement inattendu.

Olga, qui a vécu cet étrange événement dans sa tendre jeunesse, se souvient encore aujourd’hui avec précision de ce qui s’est déroulé :

« Mon père a construit notre maison sur un éperon rocheux. En hiver, nous nous couchions toujours avec nos habits et nos chaussures. Les vaches rentrées à l’étable à côté de la maison, tiraient toute la nuit sur la chaine. Lorsque les premiers signes se sont manifestés, ma mère nous a ordonné de quitter précipitamment la maison. Quelque chose de grave était en train de se déclencher à l’arrière de la vallée. Les vaches s’en rendaient compte et faisaient de plus en plus de bruit. La maison s’est mise à bouger comme lors d’un tremblement de terre, parce qu’elle faisait corps avec la roche. Encore endormis, nous avons grimpé alors péniblement un peu plus haut vers les sommets et avons attendu jusqu’à ce que le mauvais penchant de la montagne se soit calmé. Notre maison avait une porte de chaque côté. Brusquement sans que nous nous y attendions, un bras de l’avalanche est entré par une des portes, a enfoncé l’autre et a terminé sa course plus bas, en traversant tout le village. Il s’est arrêté à la vitrine du seul magasin de la localité.

Et le lendemain matin, tous les villageois et les curieux de la vallée ont escaladé les murailles de glace et regardé dans notre habitation… tellement la neige était haute ! Pour nous les enfants, cette situation était très amusante. Heureusement, qu’aucun d’entre nous n’a été emporté par l’avalanche. »

Olga conclut en soulignant que les ouvertures de leur maison ont été bien disposées puisque le bras de l’avalanche, guidé par le couloir qui reliait les deux portes, n’a endommagé aucune autre pièce.

Durant le printemps qui suit, le père d’Olga reconstruit le couloir et le toit de la maison. Agriculteur à la belle saison, menuisier le reste de l’année, Theodor sait tout faire car dans cette région quasi inaccessible en hiver, on doit être autonome pour pouvoir subsister. Après le décès prématuré de son épouse, seul, il élève ses quatre enfants. Devenus grands, ces derniers quittent la maison les uns après les autres et le père reste avec ses trois vaches pour seule compagnie. Au début de l’automne, il les descend des hauts pâturages et le soir adossé au chambranle de la porte, il les observe de loin et les appelle muni de son entonnoir à lait en guise de porte-voix. Leur relation est si intense qu’il a l’impression qu’elles lui répondent lorsque joyeusement elles font tinter leurs clarines.

Plus Theodor prend de l’âge et plus il se tient dans l’entrebâillement de la porte principale, son regard perdu dans le vide lâchant la bride à son imagination … Puisque cette embrasure a protégé sa famille du désastre, il s’y sent désormais en parfaite sécurité. Contrairement à certaines portes du village surmontées d’accolades gothiques, le sienne est très ordinaire, à tel point qu’elle se confond avec celle de l’étable. Seuls l’adage gravé sur le linteau et la penture à moustache , réalisée au 18ème siècle dans la forge du village voisin , apportent une touche originale. Sans quoi, la face est constituée de planches jointes de mélèze, noircies par l’action des intempéries et d’un seuil façonné à partir d’une bille de bois. Le pas de porte est volontairement imposant. Il sert de limite pour les animaux, de banc pour discuter, d’observatoire pour contempler et de porche pour rêver de jours meilleurs…

Theodor vit ainsi au rythme des saisons et le temps s’écoule inlassablement… jusqu’au jour où l’avalanche revient, plus épaisse, plus compacte. Malheureusement, le bras ne trouve ni la porte ni le couloir et emporte toute la maison sur son passage. Le père d’Olga, s’estimant cette fois-ci beaucoup trop âgé pour grimper sur la montagne, perd la vie le 23 février 1999 avec sa dernière vache.

Histoire imaginée à partir de faits réels.

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Marie-José Wiedmer
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9 décembre 2020
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