Un appel à la conscience d'une Europe civilisée

Antoine Fleury
Antoine Fleury

Par Antoine Fleury, Professeur émérite d'histoire des relations internationales, Université de Genève

(Cet article a fait l'objet d'une première publication en automne 2020 dans L'Inédit, le magazine de notreHistoire.ch)

La venue de l’Empereur d’Ethiopie à Genève en été 1936 s’effectue dans des conditions particulièrement éprouvantes. Pour le Négus, son recours à la Société des Nations est l’Appel d’un pays trahi et vaincu, dont la souveraineté et l’intégrité étaient garanties aux membres de la Société des Nations. Il pouvait escompter sur la « solidarité collective » à laquelle les Etats membres s’étaient engagés en devenant membre de la SDN.

Or, l’Italie fasciste a entrepris dès 1934 des initiatives pour étendre son emprise sur l’Empire d’Abyssinie. Installée depuis la fin du XIXe siècle dans la Corne de l’Afrique, en Erythrée et en Somalie, Rome avait tenté de prendre possession de l’Ethiopie, par la diplomatie d’abord, puis par la force. Mais à la surprise générale de l’Europe impérialiste, l’armée italienne fut battue : ce fut le désastre d’Adoua en mars 1896. L’Italie dut se résigner à se retirer de ce vaste Empire ; pour une Puissance européenne en pleine ambition coloniale, ce fut un affront que tôt ou tard les dirigeants italiens espéraient relever. C’est ce que Mussolini a décidé d’entreprendre dans le but de rallier le peuple italien à son projet ambitieux d’un grand empire colonial italien.

Très rapidement, l’ambition de Mussolini dégénéra en un conflit armé de plus en plus destructeur ; simultanément, la guerre de conquête du Duce portait frontalement atteinte à la sécurité et à l’intégrité d’un Etat membre de la Société des Nations. Or, l’Ethiopie était membre de la Société des Nations depuis 1923, d’ailleurs suite à une proposition italienne. C’est dire l’embarras des autres Puissances devant le coup de force de l’Italie, Etat fondateur de la SdN. Les diplomates tentèrent d’amener l’Italie à la raison, en proposant des compromis, mais rien ne pouvait faire reculer Mussolini.

La Société des Nations, face à cette violation caractérisée du Pacte fondateur, ne pouvait pas se déjuger. Son Conseil, réuni à plusieurs reprises pour examiner la situation et pour répondre aux doléances justifiées de l’Ethiopie, décida en septembre 1935, à la fureur des Italiens, d’engager des sanctions contre l’Etat violeur. Il dut aussi se prononcer sur la demande du Négus de venir lui-même défendre sa cause, car il était déterminé à faire un appel à la conscience de l’Europe civilisée pour condamner l’agresseur.

L’Assemblée extraordinaire de la SdN, convoquée par son Conseil, le 30 juin 1936, pour entendre l’Empereur d’Ethiopie, peut être interprétée, avec le recul, comme le dernier sursaut de l’organisation genevoise pour assumer son rôle de paix et de règlement des conflits. Comme le déclare le Président de l’Assemblée avant de donner la parole à l’Empereur d’Ethiopie, cette séance « peut signifier un nouvel et grand effort vers la paix, dans un même souci de conciliation et d’harmonie » (…) « Le monde réclame la paix, il souffre de son absence et de l’essai tant de fois tenté sans succès pour trouver sa stabilité définitive… ».

Au moment où le Chef de l’Etat éthiopien, Haïlé Selassié, prend la parole pour s’excuser de ne pas s’exprimer « en français comme je l’aurais voulu » et pour annoncer que pour pouvoir dire toute sa pensée, avec toute la force de son esprit et de son cœur, il va parler en amharique, un vacarme assourdissant secoue la salle. Il est provoqué par des agents et des journalistes italiens (les premières minutes du discours d'Hailé Sélassié sont perturbées par des agitateurs italiens (le son débute après une dizaine de secondes).

Après l’expulsion par la force des perturbateurs, le calme revenu, l’Empereur d’Ethiopie prononce un long plaidoyer en amharique, dont voici quelques extraits tels que publiés dans le Journal officiel de la Société des Nations :

« Je suis aujourd’hui ici pour réclamer la justice qui est due à mon peuple et l’assistance qui lui a été promise, il y a huit mois (en septembre 1935), par cinquante-deux nations ayant affirmé qu’une agression avait été commise en violation des traités internationaux ».

« Nul autre que l’Empereur ne peut adresser, à ces cinquante-deux nations, l’appel du peuple éthiopien.»

« Il est peut-être sans exemple qu’un chef d’Etat ait pris lui-même la parole dans cette Assemblée. Mais il est certainement sans exemple qu’un peuple ait été victime d’une iniquité pareille et soit actuellement menacé d’être abandonné à son agresseur. Il n’y a pas non plus d’exemple d’un gouvernement procédant à l’extermination systématique d’un peuple par des moyens barbares, en violation des promesses les plus solennelles faites à toutes les nations de la terre de ne point recourir à une guerre de conquête, de ne point user, contre des êtres humains innocents, du terrible poison des gaz toxiques. C’est pour défendre un peuple qui lutte pour son indépendance millénaire que le Chef de l’Empire d’Ethiopie est venu à Genève pour remplir ce devoir suprême, après avoir combattu lui-même à la tête de ses armées ».

Une pluie mortelle sur l’Ethiopie

Dans son discours, Haïlé Selassié dénonce notamment la violation du Protocole signé le 17 juin 1925, à Genève, « concernant la prohibition d’emploi de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques », dans les opérations militaires. Il se fait un « devoir de dénoncer au monde » les opérations criminelles menées par l’Italie fasciste en territoire éthiopien en recourant à des armes formellement interdites :

« Des diffuseurs furent installés à bord des avions afin de vaporiser, sur de vastes étendues de territoire, une fine pluie meurtrière. Par groupes de neuf, de quinze, de dix-huit, les avions se suivaient de manière que le brouillard émis chacun formât une nappe continue. C’est ainsi qu’à partir de la fin de janvier 1936, les soldats, les femmes, les enfants, le bétail, les rivières, les lacs, les herbages ont été arrosés continuellement par cette pluie mortelle. Pour tuer systématiquement les êtres vivants, pour empoisonner sûrement les eaux et les herbages, le commandement italien a fait passer et repasser ses avions. Ce fut là sa principale méthode de guerre.

Le raffinement de la barbarie a consisté à porter le ravage et la terreur sur les points les plus peuplés du territoire et de plus en plus éloignés du théâtre des hostilités. Le but visé était de jeter l’épouvante et la mort sur une partie du territoire éthiopien.

Cette tactique effroyable a réussi ; hommes et bêtes ont succombé. La pluie meurtrière tombée des avions faisait fuir, en hurlant de douleur, tous ceux qu’elle touchait.» …

Dans son plaidoyer, l’Empereur d’Ethiopie poursuit la description des pratiques meurtrières de l’armée italienne. Sur ces pratiques, on peut lire un témoignage direct, détaillé et technique d’un grand praticien de l’action humanitaire qu’a été le Docteur Marcel Benoît, Délégué par le Comité international de la Croix-Rouge qui intervient sur le territoire éthiopien dès l’automne 1935. Le recours aux armes chimiques y est clairement constaté. (Voir Dr Marcel Junod, Le troisième combattant, CICR, 1989). Ses descriptions, comprenant des illustrations des horreurs commises, corroborent et développent la présentation qu’en a donnée Haïlé Selassié, dans son discours.

Dans son Appel à la conscience des Nations, l’Empereur d’Ethiopie, après avoir exposé ses relations complexes avec l’Italie, commenté le traité d’amitié italo-éthiopien de 1928, « qui proscrivait absolument et sous aucun prétexte le recours aux armes, substituant à la force la procédure de conciliation et d’arbitrage, sur laquelle les nations civilisées font reposer l’ordre international », récapitule les décisions de la SdN en faveur de son pays, la condamnation de l’Italie, l’imposition des sanctions prévue par le Pacte ; il dénonce ensuite la réticence de plus en plus affichée de certains Etats à appliquer les sanctions édictées. Cette réorientation diplomatique de la part de quelques Etats (dont la Suisse, prétextant ses relations intenses avec son voisin du Sud) pour se soustraire aux obligations d’appliquer concrètement les sanctions économiques et financières contre l’Italie fasciste, incite le Chef d’Etat africain à formuler un clairvoyant et lucide diagnostic : il annonce l’effondrement de la sécurité collective et des fondements moraux de la Paix internationale établis après le Premier conflit mondial :

« J’affirme, poursuit le Négus, que le problème aujourd’hui soumis à l’Assemblée est beaucoup plus large. Ce n’est pas seulement le règlement de l’agression italienne : c’est la sécurité collective ; c’est l’existence même de la Société des Nations ; c’est la confiance que chaque Etat doit accorder aux traités internationaux ; c’est la valeur des promesses faites aux petits Etats de respecter et de faire respecter leur intégrité et leur indépendance ; c’est le principe de l’égalité des Etats ou l’obligation pour les petites Puissances, d’accepter un lien de vassalité. C’est, d’un mot, la moralité internationale qui est en cause. Les signatures apposées au bas d’un traité ne valent-elles que dans la mesure où les Puissances signataires y ont un intérêt personnel, direct et immédiat ? »

L’Appel du Négus, si percutant fût-il, n’a pas laissé l’opinion internationale insensible. Mais les gouvernements, confrontés au délitement de la coopération internationale, ne sont pas à la hauteur de leur responsabilité. Dans le contexte de la grande crise économique et sociale déclenchée par le krach de Wall Street en octobre 1929 qui a ébranlé les sociétés, les Etats membres de la SdN assistent comme tétanisés au retrait du Japon, membre fondateur, en 1933, suite à sa condamnation pour l’annexion de la Mandchourie, au retrait de l’Allemagne décidé par Hitler en octobre 1933, puis à la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, sans réaction des Puissances à cette violation par Hitler du Traité de Versailles de 1919. En fait, les Etats de la Société des Nations recherchent un compromis avec l’Italie de Mussolini, pour qu’elle reste membre de la Société des Nations et pour la dissuader de se mettre dans le camp de Hitler et des ennemis jurés de la Paix de Genève. Ce fut la grande illusion des diplomaties européennes ainsi que leur défaite morale aux yeux de l’Histoire ! Le Négus l’avait augurée, les diplomates n’ont pas voulu entendre son Appel.

Deux ans plus tard, en 1938, le sort de la SdN est scellé : l’Anschluss de l’Autriche, Etat membre de la SdN, suivi par le démembrement de la Tchécoslovaquie à la suite des Accords de Munich, enfin le déclenchement dès 1939 de l’agression allemande en Pologne. A l’organisation de Genève et à ses principes pacifiques succède le « nouvel ordre hitlérien ». L’accumulation fatale de violations des Traités internationaux et des engagements pris au sein de la Société des Nations a conduit au plus grand cataclysme de l’humanité qu’a été la Deuxième Guerre mondiale. ■

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27 janvier 2021
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