La dernière fabrique de glace
Une manière de monument historique
Par Pascal-Arthur Gonet
Peut-être avez-vous déjà remarqué en remontant la route de Genève, à Lausanne, la grande enseigne émaillée accrochée sur la façade du 18, un immeuble industriel de la fin du siècle passé à l'image de la plupart de ceux qui constituent ce quartier dit « des Entrepôts ».
Lettres blanches sur fond bleu foncé, on peut lire : »Fabrique de glace hygiénique ».
Intrigués, nous avons voulu savoir ce qui se cachait derrière cette appellation un peu énigmatique.
La découverte d'un remarquable spécimen de « machinerie » du début du siècle, une manière de monument historique, a plus que satisfait notre curiosité. D'autant que François Pollien, notre guide, connaît tous les secrets de cette salle du « Nautilus » de Jules Verne : il y a travaillé dès 1933 et jusqu'à la fermeture en 1979.
La Fabrique de glace hygiénique, si l'on croit une date figurant sur une machine, a été inaugurée en 1912. Sa fonction : maintenir une basse température dans des « cases frigorifiques » se trouvant en sous-sol et, parallèlement, produire des pains de glace artificielle. Dernière du genre dans le canton, la petite fabrique s'est endormie il y a trois ans. Depuis, elle attend les démolisseurs sans impatience, à l'instar de l'immeuble dont elle occupe le rez-de-chaussée.
Telle qu'au premier jour !
Elle ne s'ennuie pas trop car, presque quotidiennement, son vieux compère François Pollien, casquette à carreaux et œil malicieux, vient lui rendre visite. De quoi l'entretient-il ? Il ne nous l'a pas dit, mais il évoque certainement le « bon vieux temps » : celui d'avant les frigidaires privés quand « sa » glace partait aux quatre coins du canton, dans les hôpitaux, les palaces, les boucheries, les pintes, les plus humbles demeures…
Au quartier des Entrepôts à Lausanne, François Pollien connaît tous les secrets des vieilles machines.
Une minuscule porte au bout d'une travée encore munie de rails, de chemin de fer, trois marches à descendre et la voilà… telle qu'au premier jour, quelques rides de rouille et de vert-de-gris en plus.
Une verrière sale et une poignée de néons jaunes éclairent ce local de quelque 100 m2, laissant de grandes taches d'ombre dans la forêt des conduits. Nous nous arrêtons d'abord devant les deux imposants compresseurs trônant au cœur de la fabrique. Chacun comporte une gigantesque roue d'acier digne des plus grosses locomotives à vapeur. Le regard fait ensuite le tour du propriétaire. Ici, c'est une rangée de dodus manomètres et de robinets-vannes à gros volants noirs comme on n'en fait plus, là des réservoirs d'huile en laiton mordoré, plantés dans une masse de fonte, partout des orgues de tuyaux s'éparpillant de coudes en bifurcations et trifurcations, enfin là-bas le pupitre de vilain bois sur lequel François Pollien remplissait d'épais cahiers de comptes…
Beau, ce cadavre de fabrique, comme un objet d'un autre temps que les ans ont buriné. Plus beau encore lorsqu'il revit un instant par les soins de François Pollen qui, précautionneusement, retrouve des gestes rituels : les roues s'ébranlent dans un incroyable vacarme, les conduits vibrent, les aiguilles des cadrans oscillent, l'eau suinte, une odeur d'ammoniaque se répand. La « vieille dame » retrouve des élans d'adolescente, et l'on pense aux entrailles des bateaux de la CGN, à cette époque où industriel rimait avec robuste, lourd et bruyant, et surtout à ces gens qui, ici ou ailleurs, travaillaient dans ces sortes de fascinants, mais ô combien inhumains enfers mécaniques.
Le système de production du froid choisi n'a rien de très complexe. Il est fondé sur l'évaporation des liquides puis la compression et la détente brusque des gaz, l'ammoniaque dans le cas particulier. En effet, une absorption de chaleur accompagne la fusion et la dissolution. Ainsi, on réalisa un circuit fermé muni d'un compresseur et d'un robinet « détenteur » dans lequel le gaz est successivement liquéfié et évaporé. Pratiquement, le gaz échauffé par compression passe par un condensateur à circulation d'eau, où il se liquéfie. Il traverse ensuite le robinet détenteur, à la sortie duquel il se vaporise dans « l'évaporateur » placé dans la matière à refroidir, et retourne enfin vers le compresseur, par lequel il est aspiré et re-comprimé… L'évaporateur est un serpentin ou un faisceau de tubes traversant un bac empli de saumure liquide jusqu'à -7 degrés, et dans laquelle sont plongés les moules à pain de glace. Une section de l'évaporateur refroidit de même les « cases frigorifiques »
Fabrication de pains de glace hygiénique au dépôt de la Brasserie du Cardinal.
« Le seul problème, c'étaient les fuites d'ammoniaque, commente François Pollien. Nous avions des masques à gaz en cas de pépin, mais avant de pouvoir les mettre, on voyait de l'air. »
Article extrait de : © Construire Migros Magazine - Numéro trente-neuf, 23 septembre 1981
La grande roue, une des pièces maîtresses de cette machinerie, sauvée de la démolition, a trouvé un nouvel emplacement à la rue des Terreaux, près du Centre Métropole 2000
Photos : © Sylvie Bazzanella - 4 janvier 2011
Effectivement un article très intéressant. Ah ces vieux métiers! Merci