Lettre aux soldats de St-Luc pour la Fête-Dieu 1940

24 mai 1940
Photo Henriette Gillioz-Salamin
Dominique Balmer

St-Luc, le 24 mai 1940

Chers soldats de St-Luc,

Nous croyons vous faire plaisir en venant vous décrire bien simplement comment nous venons de célébrer la Fête-Dieu à St-Luc, en cette année de guerre 1940.

Malgré la gravité des événements, malgré votre absence, chers soldats, nous avions adopté comme consigne : pas de découragement, dans la mesure de nos forces la Fête-Dieu quand même !

Voilà pourquoi nous avons préparé trois reposoirs comme les années passées : un représentait un culte militaire, (c’était un peu pour vous), un autre une chapelle de verdure, un pieu paysage.

Tard dans la nuit on travailla ferme et de bon matin l’activité reprit après que fifres et tambours eurent « battu le réveil ». Comme d’habitude, notre église fut décorée avec goût : superbes hortensias rouges et narcisses blancs sur l’autel, guirlandes fuyant vers la voûte, dessinant des festons. Dans ce décor somptueux, toute la matinée des communions, entr’autres celles des enfants qui prièrent spécialement pour leurs papas et leurs grands frères mobilisés.

À 9 ½, là-haut, dans leur cage de pierres, les cloches se mirent à sonner. On avait l’impression qu’elles chantaient plus fort que de coutume comme si elles avaient voulu appeler des enfants très éloignés. Fifres et tambours se firent entendre à nouveau. Les paroissiens gagnèrent l’église et attendirent…

Ils attendirent… mais qui donc, puisque vous n’étiez pas là ? Et pourtant, des pas cadencés martèlent les dalles de l’église, le tambour roule puissant, la fifre siffle. Pour la circonstance, d’autres soldats vous ont remplacés. Il y en avait des tout vieux et des tout jeunes : de ceux dont l’uniforme n’était pas fait sur mesure. Tous surent tout de même prendre de robustes allures militaires et monter vaillamment la garde devant le Saint Sacrement.

Pendant la messe, on pria certainement beaucoup, tant il est vrai que le danger rapproche de Dieu. Et ce fut avec le Christ une offrande émus de tous et de tout.

C’est le moment de la procession ; déception : la pluie. Il fallut renoncer au cortège tant désiré. On en fit le sacrifice et la milice battit en retraite.

Le dîner fut, en n’en pas douter, moins joyeux qu’autrefois. Autour de la table, il y avait trop de places vides. Heureusement, on ne nous laissa pas le temps de nous attrister trop…

C’est l’heure des vêpres. Les paroissiens reviennent à l’église, la milice fait son entrée triomphale, portées sur les ailes des psaumes les prières montent suppliantes. On espérait faire le procession après les vêpres… vains espoirs, il pleuvait sans relâche.

Pour la partie récréative au lieu de rester sur la place il fallut gagner la salle communale. Il serait trop long de vous décrire tout ce qu’il s’y fit. Disons seulement qu’on chassa impitoyablement la tristesse en buvant un bon verre, en chantant, en discourant. Le centre de tout, ce fut bien la Fête-Dieu et vous, chers soldats. Nous avons lu des nouvelles que vous avez bien voulu nous envoyer, bu à votre santé, chanté en votre honneur, souhaité votre retour, promis de rester vaillants à notre poste et généreux avec la poste. Ainsi passa l’après-midi.

Sept heures, c’est le chapelet. Même cérémonie à l’église où les prières pour être plus courtes furent certainement plus ferventes. A la sortie, surprise : il ne pleuvait plus. Cette fois on put rester sur la place. Ce fut un brusque renouveau ; on eut en ce dernier instant l’impression que c’était la vraie Fête-Dieu de jadis. Tout le monde se groupa autour des soldats et discours, chants, rondes allèrent leur train. Si vous aviez été là c’eût été trop beau ! Et la fête s’acheva vers dix heures.

Au moment où nous vous écrivons, le soleil fond le brouillard. Dans la vallée tout parait plus vert, dans les rues, les reposoirs attendent encore. Rien n’est perdu (c’est l’effort qui compte) et d’ailleurs nous ferons la procession dimanche.

Voilà chers soldats de St-Luc, comment nous avons célébré la Fête-Dieu. Nous la croyions monotone, triste, effrayante même par les souvenirs qu’elle nous rappellerait ; elle fut variée, joyeuse, consolante. Dieu nous a bénis parce que nous pensons avoir accompli notre devoir vis-à-vis de Celui qui vit dans l’Eucharistie et vis-à-vis de vous, très chers soldats, qui tout en n’étant pas ici hier, étiez cependant présents dans nos pensées.

Nous vous disons : que Dieu vous garde, vous ramène bientôt parmi nous, et dans la paix retrouvée le bonheur sera d’autant plus grand, l’amour d’autant plus fort.

Au nom de tous les Lucquerands présents à St-Luc pour la Fête-Dieu 1940:

Le commandant du Corps de Dieu – Balmer Joseph

Votre président – Zufferey Edouard

Votre curé – Erasme Epiney

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