Le  remuage  des Anniviards

mars, 1930
Eugène Monod
Yannik Plomb

Le remuage en Anniviers

« Remuer », c’est, dans le langage de quelques vallées alpestres, changer de domicile. Mais ce n’est pas « déménager ». Quand on « remue », on demeure le propriétaire de la maison qu’on abandonne pour quelques semaines cette maison ou cet appartement, on ne les vide pas de tout ce qui est à soi les meubles restent, la chambre comme la cuisine la cave conserve ses tonneaux. On n’en emporte que les gros barils ou « barots » qui contiennent quelque quarante litres et qu’on ramènera pleins de fendant ou de rèze. (Variété de cépage)

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Imprimerie Gessler SA 1950 Sion

On change de demeure en emmenant tous les membres de la famille cela va sans dire puis le bétail, quelques denrées, divers objets usuels quand on n’a pu en acheter, les doubles pour les avoir dans chaque foyer. Aux Ormonts, le remuage à son caractère particulier. En automne, après la pâture, le montagnard va s’établir à son chalet le plus élevé pour manger - son bétail, non le montagnard - la provision de foin entassée dans la grange pendant l’été. La « tèche » de fourrage épuisée ou presque, et cela arrive en décembre ou janvier, on remue, on descend au chalet situé plus bas. Et on remue encore en février ou mars et, alors, les nomades sont groupés sur les dernières pentes de la vallée, près des villages, où il y a un peu plus de confort et moins de neige !

A ce moment, le rude hiver est passé ou du moins on n’en redoute plus les rigueurs, et je vous assure qu’on se réjouit pendant tout l’hiver à la pensée du remuage du printemps qui arrache le montagnard à la solitude des hauteurs alpestres. Au cours de la belle saison, on remuera encore, mais en remontant vers les chalets supérieurs d’où l’on reviendra pour les fenaisons pour lesquelles il faut encore se déplacer.

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Briquet & Fils (Édouard et Paul, B&F), papetiers et éditeurs à Genève

Aux Ormonts, on remue sans sortir de la vallée et à peine du territoire communal. En Valais, ce nomadisme présente un autre caractère.

Si, au val d’Illiez, il est encore semblable à celui des Ormonts si, dans le Bas-Valais, on voit des habitants de la montagne passer quelques jours, surtout au printemps et en automne, dans les vignobles de Martigny, Fully, Leytron, Sion, St-Léonard et quelques autres lieux, le remuage est tout fait différent dans le centre du canton et spécialement dans la région Sierre-Anniviers.

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Edition photo Frido Sierre

lci, c’est quasi toute la population qui émigre. Parce que, depuis la fin du moyen âge, environ, les Anniviards ne se sont pas contentés de leurs domaines alpestres ils ont acquis peu à peu des terres dans la plaine et sur les coteaux, on dit à Sierre qu’ils possèdent la moitié du territoire cultivable de la commune, ils ont aussi des biens à Granges et Veyras et dans la partie inférieure des communes de Chermignon, Montana, Randogne dont les territoires s’étendent de la plaine au sommet des Alpes bernoises et Venthóne.

L’Anniviard, comme le Saviésan, est un grand travailleur et un économe. Il ne met pas tous ses œufs dans le même panier, il a ses terres à la montagne et à la plaine il égalise ainsi ses chances de récolte. De là, pour lui, la nécessité du nomadisme saisonnier. On dira, bien sûr, que cela lui impose un surcroit de labeur et de souci c’est inévitable mais il y a tout de même à cette vie un charme, une sorte de griserie. C’est dans le sang ; le calendrier ne sert à rien pour indiquer le moment du départ on sent cela dans la couleur du ciel, dans la tradition aussi. Sans doute, comme ailleurs, la provision de fourrage joue son rôle sans doute, la nature des travaux qu’exigent les saisons est un appel impérieux mais il a aussi le besoin de changer de milieu un temps la montagne, un temps la plaine. Et cela deux fois l’an.

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Photo Frédéric Boissonnas Genève

Vers la fin de septembre, une partie des montagnards, les autres restent là-haut avec le bétail arrivent Sierre pour commencer les vendanges en octobre, tout le monde descend, on cueille les fruits, on récolte le produit des champs et des jardins, les troupeaux pâturent pendant quatre ou cinq semaines. Puis, la fin de novembre, après la foire de la Sainte-Catherine, on remonte vers les villages d’Anniviers. La mi-février, on redescend. Le citadin écoute avec plaisir le tintement des clarines des premiers troupeaux. On dit Ils sortent. Ces deux mots expliquent tout, comme aussi ils rentrent, pas besoin d’ajouter des noms de personnes ni de lieux. Ils ne sortent pas tous en même temps. Certains villages se vident plus tôt que d’autres, il peut avoir un intervalle de deux trois semaines entre les premières et les dernières arrivées.

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Photo Gaston Zuffrey Sierre

Pour que l’école ne soit pas longtemps désorganisée, on fixe un délai de six jours, ordinairement, pendant lequel il est loisible de « remuer ». Car l’instituteur, comme le curé, descend aussi dans la plaine l’un et l’autre poursuivent leur tâche. Chaque commune possède dans les hameaux de Sierre sa maison avec une salle d’école et des appartements pour le cure et l’instituteur cette maison devient, sur le territoire sierrois, le centre administratif des communes montagnardes. C’est ainsi qu’on vu, l’an dernier, fonctionner non seulement le bureau de vote sierrois, mais aussi celui de plusieurs communes d’Anniviers pour certaines d’entre elles, dont les habitants n’étaient pas encore descendus, on vota en deux endroits, Sierre et dans la vallée. C’est certainement un usage civique unique en Suisse. Pour les villages desservis par une route, comme Ayer, Mission, Grimentz, St-Jean et Mayoux, le remuage est en somme assez facile. Sur un char, que trainera le mulet, on place un peu de bois, de la paille, des caisses avec des denrées (fromage, viande) et des vêtements, puis quelques ustensiles dans la paille, parmi des couvertures et des peaux de chèvre ou de mouton, on installe les petits enfants et les vieillards, parfois des agnelets les gens sont recouverts de duvets ou d’étoffes chaudes, et l’on aperçoit ici et là une tête encapuchonnée, fleur vivante sur le char du « remuage ». Et c’est ainsi qu’on descend la plaine, le troupeau devançant ou suivant le mulet attelé.

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Photo Max Kettel Genève

Mais pour venir de Chandolin et de St-Luc qui auront bientôt leur route il faut charrier à dos de mulet, en plusieurs voyages », ce qui remplira le char attendant la famille Soussillon, pour le premier village, Vissoie pour le second, c’est à Vissoie aussi que se fait le rassemblement pour Painsec. Tout ce remuage prend une longue journée. Et l’on s’installe très vite dans son petit logement Sierre ou aux environs Glarey, Borzuat, Zarvetta, Muraz, Villa, ou plus loin, Noès ou Veyras. Ainsi, la population de Sierre s’accroit de moitié environ.

Deux fois par an, Sierre est quasi conquise par les montagnards qui conservent leurs usages, et c’est toujours avec plaisir qu’on revoit dans nos rues, le dimanche surtout, la cohorte des filles et femmes d’Anniviers portant si joliment leur costume sobre et agréable. Les sociétés de chant et de musique de la montagne profitent du séjour la plaine pour donner leurs représentations théâtrales en plein air, sur un pré, avec cantine où coule le fendant c’est la fête villageoise simple et cordiale.

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Ancienne carte colorisée 1912

Notons que si certaines localités de la vallée se dépeuplent complètement, d’autres conservent quelques familles. Là où il ne reste personne, deux hommes montent la garde, à tour de rôle chacun de ces gardiens est à ce poste (d’ailleurs rétribué) pendant deux jours, et c’est un va-et-vient continu de la plaine la montagne comme au militaire, il y a la garde montante et la garde descendante. Disons encore que, depuis quelques années, certaines traditions du remuage sont en train de se modifier et c’est la faute aux camions. Peu à peu et cela arrive dans d’autres vallées on se débarrasse des mulets et c’est le camion qui assure les transports des gens et des marchandises et cela tour le long de l’année. Quand on sort ou qu’on rentre on entasse sur le camion ce qui trouvait place sur le char.

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Photo Max Kettel Genève

Le pittoresque disparait, mais on va plus vite et avec moins de peine. Constatons enfin que les Anniviards ne sont pas seuls à remuer.

Le nomadisme saisonnier existe entre Chalais et Vercorin, entre St-Léonard et les hameaux d’Itravers, Loye, Erdesson et Dailley puis les gens de Chermignon, Montana, Randogne, Mollens séjournent aussi un temps dans les hameaux de Loc, Corin, Champsabé, Olon, l’occident de Sierre. Partout, c’est la même activité, dans les vignes, les prairies et les champs, avec la vie de famille qui se perpétue à la plaine comme à la montagne. Et c’est un peuple libre, qui est chez lui, à Sierre comme dans sa vallée, non pas des groupes de mercenaires, de tâcherons qui viendraient gagner quelque argent en travaillant pour autrui. C’est une tradition séculaire que le temps n’abolira pas. Et c’est tant mieux!

EUG. MONOD. L’Illustré mars 1930

VALAIS Sierre inaugure une Maison du remuage Jusqu’à il cinquante ans, les habitants du val d’Anniviers transhumaient entre leurs villages de montagne et Sierre. Symbole préservé de ces déplacements, une Maison du remuage été inaugurée hier dans le quartier de la Tservetta. Maison du remuage, place Aloys-Theytaz Sierre.

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Photo Armando Sin

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Yannik Plomb
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15 octobre 2023
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