En hommage à ma mère née Marcelle Claire Schönbächler

11 juin 2013
Claude Anne Schaeppi
notreHistoire.ch

par Claude Anne Schaeppi

Ce texte nous a été confié pour publication par son auteure, Claude Anne Schaeppi, qui en a fait une lecture publique lors du vernissage de l'exposition Enfances volées*, au Théâtre de Saint-Gervais à Genève, le 6 mai 2013. A cette occasion, le président du Conseil d'Etat genevois, Charles Beer, a présenté les excuses des autorités genevoises pour les souffrances infligées aux anciens enfants placés et à leur famille (NH).*

Le 25 février 2010, j'ai vu à Bâle l'exposition Enfances volées et ma vie a basculé…, je veux dire qu'elle a retrouvé son axe, la colonne vertébrale que donne le sentiment d'appartenance à une lignée.

Alors que j'ignorais tout de ma famille maternelle, sorte de trou noir qui m'aspirait sporadiquement sans prévenir, me laissant dans un total désarroi (comment se prémunir contre ce néant?), j'ai tout de suite reconnu, dans chacun des témoignages, mes origines.

J'ai d'emblée retrouvé le style particulier de ma mère, cette singulière manière de «penser à côté » qu'ont les gens que l'on a radicalement mis de côté.

Retrouvé l'extraordinaire concentration sur l'essentiel des êtres lavés des simulacres sociaux par l'exclusion.

Retrouvé aussi l'intelligence à fleur de peau développée dans une solitude sans fond, cette connaissance intime de «l'insondable du cœur" qu'ont ceux que l'on a déchiqueté allant parfois, après effraction, jusqu'à les dépouiller d'eux-mêmes.

J'ai tout de suite su que j'étais de la lignée de cette mauvaise graine que l'on aurait bien voulu éduquer à mort, su que j'appartenais à cette race de lentes que l'on avait, par souci de salubrité publique, cherché à écraser avant qu'elles ne deviennent d'ingérables poux.

J'ai été bouleversée par la dignité de ces survivants, leur sensibilité, leur humanité.

Pour la première fois de ma vie j'ai pu être fière de mes origines, fière de me sentir des leurs. J'ai reconnu cette parenté et j'ai pu m'inscrire dans une filiation.

Dans les poignants témoignages j'ai entendu l'histoire tue de ma mère, cette histoire qu'elle a agi sur moi faute de pouvoir la dire, et qui a bien aussi failli me tuer.

Ma mère enlevée aux siens, placée de tuteurs en orphelinat, ma mère broyée, éclatée, zombie qui a dormi 30 ans de sa vie d'un sommeil lourd comme la mort, ma mère furie… écume aux lèvres, Diogène qui règne sur un taudis avec pour seuls interlocuteurs d'innombrables objets hétéroclites sauvés du chaos... les classer sans cesse, les réparer, les assembler en couples improbables. Ma mère qui s'arrachait l'une après l'autre ses dents. Ma mère en haillons, clochard généreux distribuant sans compter. Ma mère érudite, son humour, son originalité. Ma mère qui épluchait des livres de droit, noircissant ensuite des pages et des pages pour défendre sa cause devant un tribunal imaginaire. Ma mère continuellement blessée par des tessons de mémoire, son abyssal silence, ses balancements d'enfant abandonnée, ses hurlements de loup, son froid à l'âme que rien ne pouvait réchauffer. Ma mère, un mélange de terreur et de rage.

Cette exposition a réveillé aussi mes propres mémoires traumatiques gelées… Ma mère maltraitante, tortionnaire... mon enfance fracassée…

Dans de nombreux cas les documents ont été détruits.

Grâce à Jeanne « du service de recherche de la Croix-Rouge », j'ai eu la rare chance de retrouver une grande partie des informations retraçant le placement de ma mère. Les comptes rendus laissent transparaître l'esprit de dressage qui régnait à l'époque et l'on a supprimé les documents relatifs au seul événement que ma mère ait évoqué peu avant sa mort: «un cauchemar... elle avait tellement été battue pour avoir crié la nuit sa terreur d'enfant qu'elle était tombée dans le coma...» Trou dans les documents, puis quelques notes sur les bizarreries de ma mère… on se félicite ensuite de ce que les traitements administrés semblent l'avoir normalisée.

Grâce à cette recherche, j'ai enfin pu découvrir ce que ma mère n'a jamais eu la chance de savoir... donner un nom à mon grand-père, reconstituer des bribes de l'histoire de ma grand-mère, et rencontrer à Saint Gall le seul membre encore vivant de ma famille.

Emotion partagée... il a reconnu sur les photos de ma mère que j'avais apportées certains traits de ses propres filles.

En interrogeant sa folie, je crois comprendre ce qui a détruit ma mère.

Après l'avoir arrachée à ses parents, on lui a pris aussi tous ses repères. La violence inouïe dont elle a été victime a été perpétrée par sa mère patrie, l'abandon et les abus par un Etat de droit.

La trahison est venue des personnes de référence qui étaient censées la protéger: le père Etat, les autorités, tuteurs, Eglises…..

Ces gardiens se sont transformés en geôliers, l'enfermant dans un monde sadique ou régnait l'arbitraire. Un monde de non droit, de non lois, perverti… où l'on se servait des mêmes valeurs morales que l'on prétendait défendre pour humilier, écraser et soumettre.

Sages hommes et sages femmes aimants qui m'avez permis de naître à moi-même et toi, Jean Marie, de tout cœur je vous remercie. J'avais survécu et maintenant, avec vous, j'apprends à vivre.

Plus que la tragédie de ma propre enfance, ce sont les séquelles de la maltraitance étatique, cette situation paradoxale d'avoir été exposée à l'arbitraire dans un Etat de droit qui sont, pour moi aussi, les plus difficiles à effacer.

Mais si je témoigne aujourd'hui, ce n'est pas pour nourrir la plainte ou le souvenir des abus et de la désolation.

Comme tant d'autres rescapés avant moi, je souhaite que l'on prenne conscience des conséquences dramatiques des abus commis. Dans ma famille, des drames sur trois générations…

Je n'ai pas eu d'enfants. Cette mémoire collective que je n'ai pas voulu transmettre, je vous la restitue. Vous à qui l'on a confié le pouvoir politique de conduire notre pays, j'espère que vous vous souviendrez de ce qu'il advient lorsque l'autre est réduit à n'être qu'un rouage, une quantité, un moyen.

J'espère que vous vous en souviendrez dans vos choix politiques et économiques d'aujourd'hui: «un autre pas dommage», ça n'existe pas.

Prendre conscience pour poser ensemble les bases d'un monde plus fraternel.

Dans un double mouvement, je souhaite mettre des mots sur le destin brisé de ma mère, être peut-être aussi le porte-parole de ceux qui se reconnaîtront dans mon témoignage et, en la libérant enfin de ce fardeau, reprendre ma propre voix et pouvoir désormais m'exprimer sans crainte, librement.

En restituant cette sinistre face de l'histoire suisse à la Confédération et à tous ceux qui ont servi ces actes funestes, je souhaite dégager mon histoire personnelle de ce qui ne lui appartient pas, la libérer du poids énorme d'avoir été dépositaire d'une telle souffrance. Je souhaite pouvoir m'inscrire dans le présent.

Je souhaite rendre aux responsables leur responsabilité et me libérer du sentiment de culpabilité de n'avoir pas pu sauver ma mère de leur folie. Je souhaite reprendre ma part d'insouciance et de légèreté.

En témoignant de ma propre histoire, je souhaite surtout dire à ceux que l'on a meurtri qu'il y a en chacun une part inaliénable de liberté et qu'il est possible de sortir de l'échiquier où se bousculent les pions de l'abus et de la victimisation. Je souhaite rendre hommage aux victimes en leur disant que l'on ne peut pas réduire les êtres à ce qu'on leur a fait subir.

Je souhaite aussi pardonner l'ignorance de ceux qui ne savaient pas que les larves deviennent des papillons.

Pour terminer, j'aimerais vivement remercier les personnes victimes qui ont osé parler, les historiens, les scientifiques, tout ceux qui ont collaboré pour réaliser et faire voyager l'exposition Enfances volées. Un merci tout particulier à Joëlle et et à Jacqueline qui m'ont permis de m'exprimer ce soir. Merci aux personnes et aux institutions qui s'engagent dans ce travail de prise de conscience et de délivrance. Merci à Jeanne et à la Croix-Rouge.

Madame Sommaruga, je vous remercie d'avoir enfin réussi à prononcer ces paroles réhumanisantes si longtemps attendues : «Au nom de la Confédération, je vous demande pardon».

Claude Anne Schaeppi, Borgeaud, avril 2013

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  • Martine Desarzens

    Merci pour ce témoignage bouleversant. Je suis très touchée.....

  • Albin Salamin

    Et que dire de toutes ces institutions au "Service" de l'enfance et ces religieux mal dans leur peau, qui ont tant fait souffrir d'autres êtres humains? Un magnifique témoignage pour tous les enfants maltraités.

  • Martine Desarzens

    En tant que venant du domaine du social, j'ai toujours dis que je demandais pardon à toutes ces personnes qui ont subi ces mauvais traitements au noms de ces "bourreaux professionnels", ce n'est que la formation qui permet d'atténuer des risques de maltraitante.....

  • M. Christine Riedo

    Merci de votre témoignage poignant et digne. Il y a actuellement une étude d'historiens, commanditée par la confédération pour faire toute la lumière sur tout ce passé douloureux. Vous pouvez trouver tous les renseignements sur le site de la confédération. (CIE Internements Administratifs) Des tables rondes sont régulièrement organisées autour de l'avancée des travaux, ouvertes à tous les protagonistes. Pouvoir comprendre remettre les choses dans leurs contexte est sans doute un premier pas pour éviter que de telles horreurs ne se reproduisent. Personnellement c'est dans le livre "des Suisses sans nom" que j'ai trouvé une première identification sociale, je me suis reconnue dans le vécu des personnes qui ont témoigné.

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