Un autre regard sur Suzanne

Philippe Chappuis

A l'occasion de l'exposition "Label montagnard" au Musée de Bagnes, que l'on peut visiter du 17 octobre 2021 au 11 septembre 2022, Mélanie Hugon-Duc, curatrice du Musée et anthropologue a réuni, dans le catalogue de l'exposition paru chez INFOLIO plusieurs textes d'auteurs d'horizons très divers, alimentant une réflexion approfondie, cherchant à cerner de façon plurielle la question "Qu'est-ce qu'un montagnard ? Y a t-il de nouveaux montagnards ou de nouvelles montagnardes ?"

L'historienne Marie-France Claude Hendrikx s'est intéressée au parcours de Suzanne Chappuis en s'inspirant des photographies de Pierre Auguste Chappuis. A ma demande, elle a accepté que je reproduise son texte intégralement sur Notrehistoire - Les paradoxes d'une alpiniste suisse du début du siècle- en l'animant des images qu'elle a choisies.

A son regard déterminé, à son élégance nonchalante et à la densité de sa présence sur les photographies, on comprend immédiatement que Suzanne Chappuis n’est pas une jeune femme ordinaire et bien rangée.

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Née en 1891, à Moudon, au sein d’une famille bourgeoise, elle est la fille de Louis Jaques et de Valentine Chollet.

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Les archives familiales révèlent les traces, dans son entourage, de parents dotés de personnalités atypiques qui ont dû, sans aucun doute, marquer Suzanne dès son enfance.

Son ascendance maternelle lui transmet certainement une relation particulière avec la nature : sa mère, issue d’une famille de médecins et de pharmaciens connaît les plantes et réalise elle-même leur récolte et la confection de remèdes. Plus tard, suivant ses traces, Suzanne herborisera elle aussi.

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De son ascendance paternelle pourrait lui venir son air sérieux et grave : son père, Louis, pasteur protestant, s’engage comme missionnaire avant son mariage, puis de retour en Suisse, se forme à l’homéopathie. On peut donc sans peine imaginer que ce climat familial, à la fois humaniste et un peu « décalé » pour l’époque, marque la jeunesse de Suzanne. Sur les photos conservées d’elle à la fin de son adolescence, elle apparait comme une jeune femme décidée, émancipée et cultivée.

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Elle pose toujours la tête haute et le regard fier. Elle possède un caractère fort, parfois dur, diront ses proches. Elle fume, fréquente de jeunes bourgeois qui roulent dans de belles voitures et apprécient l’escalade et l’alpinisme. C’est dans ce milieu qu’elle rencontre, en 1910, Pierre-Auguste Chappuis, issu également d’une famille de pasteurs protestants, de scientifiques et de vignerons. Avec lui, elle trouve un compagnon du même niveau social et culturel. Ils se fiancent une année plus tard

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et, jusqu’à la naissance de leur premier fils, multiplient les voyages (en voiture décapotable sur la côte d’Azur, en moto à travers la France…)

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et les courses en haute montagne (Trient, Portalet…).

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Ils vivent une relation complice et exclusive comme en témoignent les photos prises par Pierre-Auguste : Suzanne pose pour lui en sous-vêtements, dans la nature, dans des clichés qui dévoilent la connivence qui devait exister entre eux. C’est durant cette période qu’elle parait la plus libre et épanouie.

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Avec l’arrivée de ses 2 premiers fils, Pierre et Jacques, sa vie prend une autre tournure : le couple s’installe dans la ferme de la famille Chappuis à Bremblens.

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Suzanne doit désormais vivre dans une communauté rurale et les images de l’époque pourraient suggérer qu’elle ne s’y sentait pas à sa place : on lui trouve souvent une mine boudeuse.

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En 1924, à la naissance de leur troisième fils, Jean-Claude, ils déménagent à Beau-Rivage où leur vie s’embourgeoise (présence de nurses, de bonnes, de belles voitures…) grâce aux ambitions de Pierre Auguste.

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Régisseur indépendant, il parcourt la Suisse romande pour le travail, laissant souvent Suzanne seule à la maison. Avec le temps, la situation de Pierre-Auguste s’assoit toujours plus : il devient un notable engagé dans la vie publique et politique. Jusqu’à leur vieillesse commune, il semble que le couple reste relativement soudé : les témoignages s’accordent à dire que Suzanne secondait son mari alors que celui-ci était toujours attentif et dévoué.

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Par ses passions, ses postures et son mode de vie, Suzanne peut paraître, à plus d’un égard, comme une avant-gardiste ou, du moins comme une femme hors du commun pour son temps. Elle ne semble pour autant pas avoir eu conscience de son originalité ou voulu faire de son émancipation une cause à défendre. On ne lui connaît aucun engagement public ou associatif. Elle a toujours été au côté de son mari pour le seconder, sans toutefois le suivre passivement. Il est donc difficile de savoir si ce côté libre et émancipé a pu perdurer au-delà de sa jeunesse ou si, comme souvent, la maternité a mis un frein définitif à cette passion pour la haute altitude. On retrouve des clichés de Suzanne en montagne, dans les années 1920, avec ses enfants, mais il semble s’agir plutôt de randonnées que de courses d’alpinisme comme par le passé.

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Tout au long de sa vie, le parcours de Suzanne, même s’il n’approchera plus des hautes altitudes, reste pourtant lié à la montagne où elle emmènera ses enfants puis ses petits-enfants durant l’été.

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Son chemin reflète ainsi celui des femmes bourgeoises de son temps : favorisées par leur naissance et leur éducation, caressant des rêves intimes de liberté et d’émancipation, mais sommées immanquablement par les injonctions morales et sociales de trouver l’épanouissement à travers le mariage et la maternité.

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Ces informations biographiques semblent, à première vue, denses et complètes. Et pourtant, nous connaissons Suzanne uniquement par l’intermédiaire de ces photographies qui sont l’œuvre d’une seule et même personne : son mari. Amateur passionné, Pierre-Auguste Chappuis a laissé plus de 1500 photographies et Suzanne apparait sur 414 d’entre elles. On le voit, là encore, l’histoire des femmes, même familiale et personnelle, passe par les hommes. La conservation des photographies ne relève donc pas d’une volonté testimoniale particulière : les clichés nous sont transmis au même titre que les autres souvenirs de la famille Chappuis et si ces archives familiales patiemment conservées sont arrivées jusqu’à nous, c’est grâce à une combinaison d’heureux hasards et de belles rencontres. En tant qu’historiennes et historiens, notre travail repose donc sur des découvertes ténues, car ce n’est qu’en déplaçant notre regard et nos perspectives d’analyse, près d’un siècle plus tard, que l’originalité du parcours de cette jeune femme libre, alpiniste aguerrie, nous apparait comme exemplaire et digne de servir à l’écriture de l’histoire.

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Philippe Chappuis
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19 novembre 2021
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