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Eloge

Sylvie Bazzanella

Laurent-Joseph Murith

Rares sont les hommes qui, dès l'entrés de leur carrière, sont capables de comprendre dans toute sa vérité quelle est la tâche de leur vie, et qui, ensuite, savent vouer leur existence entière à ce qui fait l'ornement de l'âme, la noblesse du cœur et l'élévation de l'esprit. Une pareille force de volonté, surtout quand elle est accompagnée de talents, constitue ces génies dont la puissance de production nous étonne ; elle est la source inépuisable de ces œuvres de vertu et de science qui survivent à l'homme, qui couronne ses plus nobles efforts et immortalisent son nom. Ce but est élevé, et un sort pareil est digne d'envie.

Transportons-nous par la pensée à un peu plus d'un siècle en arrière, dans le village de Sembrancher, dans le val d'Entremont. Un simple paysan, du nom de Joseph Murith, et sa pieuse épouse, Anne-Marie Castella, sont debout avec leur petit garçon Laurent-Joseph, devant les fondements fraîchement creusés de leur maison d'habitation. Après que le père en a posé la première pierre, il tend à l'enfant la truelle, et, conduisant sa trop faible main, lui fait jeter le premier coup de mortier du nouveau bâtiment.

Cent ans plus tard, en Septembre 1862, plusieurs savants se réunissaient dans la même maison pour fonder la Société botanique « la Murithienne. » Un enthousiasme vrai et une sainte émotion s'emparèrent des assistants aux paroles suivantes que leur adressa un chanoine du St-Bernard : » Une immortalité brillante, que je ne saurais dépeindre, frappe aujourd'hui notre attention et éclate soustoutes les formes devant nos yeux avides de la contempler. D'où venait ce charme exclusif qui nous possédait en nous approchant de ce lieu ? Pourquoi cette émotion vive et profonde que nous avons tous ressenti en entrant dans cette habitation ? A quoi attribuer ce frissonnant enthousiasme qui, semblable à une commotion électrique, se transmet à toute la Société ici rassemblée ? C'est que ce lieu a été un sanctuaire de vertus, d'études sérieuses, de science, de tout ce qui attire l'estime publique pendant la vie et de qui assure une renommée glorieuse après la mort. Je dis tout cela, et plus que tout cela : c'est ici qu'a grandi et qu'a été élevé Murith. Murith ! ce nom, semblable à l'aimant, attire à lui toutes nos sympathies, et il est l'objet de notre commune admiration. Murith ! ce nom seul est plus éloquent pour nous que tous les discours : le prononcer devant vous, c'est achever son éloge. »

Murith naquit en 1742. Ses parents, simples paysans, ne se doutaient pas qu'à l'éducation soignée qu'ils faisaient donner à leur fils Laurent, contemporain de Laurent de Jussieu, lui permettrait un jour, bien que dans une sphère plus modeste que son homonyme, d'illustrer, lui aussi, son nom et celui de sa famille. Les capacités de l'enfant se développèrent rapidement, et le jeune Murith comprit bientôt que l'âme est créée pour la vérité, et que si le Créateur lui a fait don de quelques talents, c'est afin que l'homme les utilise pour le bien de ses semblables.

C'est animé de sentiments pareils et favorisé de facultés éminentes qu'il termina avec distinction ses études classiques. Une vocation réelle et l'amour de la science le décidèrent à quitter sa famille et à abandonner les espérances brillantes qu'il pouvait raisonnablement attendre du monde. Le 17 Septembre 1760, il entra dans la phalange héroïque qui, pour le soulagement de l'humanité, s'est fixée au Grand-Saint-Bernard. Un an plus tard, il prononçait des vœux solennels, et le 20 Septembre 1766 il était consacré prêtre. Il ne tarda pas à jouir de la haute estime de toute la congrégation ; ses collègues le consultaient sur toutes les affaires difficiles et le nommèrent enfin leur supérieur en 1775, après lui avoir confié précédemment les fonctions de clavendier, chargé de la réception des voyageurs. Comme prêtre, Murith dut naturellement faire les études nécessaires à cette carrière, et il les fit avec un tel succès, qu'il acquit le titre de Notarius apostolicus.

Comme délassement, il s'occupait de lithologie et de minéralogie, parcourait les gorges déchirées de la montagne, étudiait les blocs de pierre précipités dans la vallée et les cailloux charriés par l'eau des rivières, pour se créer une riche collection de minéraux que l'on conserve actuellement encore à l'hospice. Mais le savant n'était point satisfait de ce premier essai ; les naturalistes, comme les conquérants, ne connaissent pas de bornes à leur ambition et à leurs conquêtes.

Le besoin d'approfondir les secrets des diverses branches des sciences naturelles remplissait son âme. Il s'occupa successivement de géologie, de conchyliologie, d'ornithologie, d'entomologie et de zoologie. On possède de lui un essai géologique sur une partie du Valais, plusieurs notices ornithologiques ; mais, malheureusement, sa riche collection de coléoptères a souffert des injures du temps ; les restes en ont été abandonnés à l'hospice, avec sa collection conchyliologique.

L'archéologie non plus n'était point étrangère à Murith ; il s'occupait même de numismatique avec une préférence marquée. Avec l'aide des ses deux confrères, Jean-Joseph Ballet et Jérôme Darbellay, il réussit à enrichir l'hospice d'une intéressante collection de monnaies qui existe encore aujourd'hui. Un ouvrage sur les antiquités du Mons-Jupiter qu'il destinait à la publicité, fut confié par lui à des mains étrangères ; mais on abusa de sa confiance d'une manière indigne ; son manuscrit ne fut jamais imprimé, et, malgré d'actives démarches, il ne put jamais le recouvrer.

Quelques-unes de ses notices sur des antiquités se trouvent dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, 1821, et c'est à lui qu'est due la découverte des premières monnaies salasses, monnaies actuellement encore très recherchées.

En 1778, Murith fut nommé curé de Liddes, et, en 1791, doyen de Martigny. La cure des âmes confiées à ses soins lui occasionna des travaux fatigants qui absorbaient toute son activité, et nous avons peine à comprendre comment il trouvait du loisir pour ses études favorites. Trop consciencieux dans l'accomplissement de ses devoirs pour s'arracher un seul instant à sa vocation, c'est en abrégeant le temps réservé au sommeil qu'il réussissait à poursuivre ses recherches scientifiques. Il dormait peu, veillant tard dans la nuit et se levant à l'aube pour se retrouver au milieu de ses livres. Pouvait-il, ici ou là, s'accorder quelques jours pour des excursions, c'était pour lui une véritable fête. C'est ainsi que, dans l'été 1786, nous le trouvons sur le chemin du Vélan. Des ascensions pareilles ne se faisaient guère à cette époque ; les pieds des mortels foulaient bien rarement les cimes couronnées de neiges éternelles ; fières elles élevaient vers le ciel leur tête vierge, défiant le courage des hommes. Aussi Murith se préparait-il avec soin à cette conquête d'un nouveau genre et choisissait-il, comme camarades de voyage, deux chasseurs de chamois de Bourg-St-Pierre. Un des deux chasseurs dut néanmoins renoncer bien au-dessous du sommet, vaincu par les dangers et par les difficultés de la route. Quant à Murith et à son second brave camarade, aucun péril ne put les arrêter, et ils réussirent à atteindre la cime. Bourrit, dans son ouvrage : Passage des Alpes, nous donne d'intéressantes observations barométriques, fruits de cette excursion.

En 1800, Murith, en sa qualité de prieur de Martigny, eut l'honneur d'être en rapport avec Napoléon-Bonaparte, alors premier Consul ; il l'accompagna même à travers le Grand-St-Bernard, jusqu'à Aoste. C'est à cette même époque qu'eurent lieu ses nombreuses excursions botaniques dans les vallées latérales du Valais, excursions faites souvent en compagnie de son ami Thomas, de Bex. Ses recherches et ses découvertes ont été consignées dans son Guide du botaniste en Valais, qui parut à Lausanne en 1810.

Tous ces travaux finirent par ébranler sa robuste santé, si bien qu'il dut décliner l'invitation du docteur Gosse d'assister à la fondation de la Société helvétique des sciences naturelles à Mornex, du 5 au 7 octobre 1815. Il envoya néanmoins son adhésion, et son nom brille parmi ceux des fondateurs de cette noble association qui a fait de si grandes choses au service de la science.

Murith chercha aux bains de Vichy un adoucissement aux maux dont il souffrait, mais avec peu de succès. Le 9 octobre 1816, notre savant mourut à Martigny, mûr pour un monde meilleur, car il avait réussi à conquérir la double couronne d'une gloire immortelle, celle de la vertu et celle de la science.

"L'écho des Alpes, publication des Sections Romandes du Club Alpin Suisse - 1874 - No 3

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Sylvie Bazzanella
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15 octobre 2010
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