Dmitri SCHOSTAKOWITSCH, fragments de la Symphonie no 7, OSR, Ernest ANSERMET, 19 décembre 1945
Dmitri SCHOSTAKOWITSCH, fragments de la Symphonie no 7, OSR, Ernest ANSERMET, 19 décembre 1945
Décembre 1945: "[...] Deux noms dominent la musique russe d'aujourd'hui: Prokofiev et Chostakowitch. Leur production a été considérable pendant la guerre. Tous deux ont trouvé dans le drame qu'a vécu leur pays une source d'inspiration épique.
L'héroïque et victorieuse résistance de Léningrad, emprisonnée par un cercle de feu, a fait naître une des plus monumentales oeuvres symphoniques qui aient été écrites. Pour le musicien qu'est Chostakowitch il n'a composé là qu'une symphonie, la septième, mais toute la presse soviétique a reconnu en cet ouvrage l'âme de la nation.
La mise en oeuvre de cette puissante fresque sonore demande des moyens exceptionnels, c'est-à-dire un orchestre à l'échelle de ses dimensions: la symphonie, en effet, dure 1 h. 15 min. De telles données posaient à l'auteur des problèmes ardus. Il lui fallait tout d'abord concilier les exigences de l'artiste soucieux des disciplines qu'il s'est toujours imposées, avec l'immensité du sujet. L'écueil, en pareil cas, est menaçant; le musicien risque de céder aux suggestions extra-musicales d'un thème aussi éloquent. En un mot la littérature risque de se substituer à la musique. Chostakowitch a évité ce danger; et tous les échos que nous avons recueillis sur cette partition, encore inconnue ici, témoignent que l'oeuvre s'est imposée aux musiciens par son architecture et sa structure, comme elle a conquis de vastes auditoires par la vérité et l'intensité des sentiments qu'elle exalte. En Chostakowitch, le technicien et le rapsode se sont admirablement entendus. C'est ainsi qu'il a pu concevoir un ouvrage où l'ampleur de la pensée et le luxe des moyens ne l'ont pas mis en conflit avec les règles classiques de la symphonie.
Le premier mouvement expose des thèmes qui remplissent la fonction de piliers, d'arcs-boutants. Dans la lumière du monde majeur leurs lignes s'élèvent fermes et symétriques, assurant la solidité de l'édifice. Un immense crescendo, ménagé selon toutes les ressources d'un sûr métier aboutit à une marche solennelle, funèbre, dont le rythme lourd nous écrase: les survivants rendent hommage aux héros tombés; et le mouvement s'achève sur un sentiment de douloureuse acceptation.
La deuxième partie de la symphonie, c'est, selon l'expression même de l'auteur: «la révérence devant la beauté de la Nature». Un air frais et pur; des motifs ailés qui évoluent avec vivacité ou nonchalance sur un fond de rythmes frémissants. Instant pacifique, mais fragile; la trêve est courte, mais qu'elle est bienfaisante!
L'«Adagio» déroule un chant profond et amer; l'être se recueille et ramasse toutes ses énergies pour la lutte finale.
Après le «Scherzo», de caractère lyrique, vient le dernier mouvement, qui évoque à nouveau les fureurs du combats. La vision de la victoire apparaît, justificatrice et rédemptrice, en une saisissante conclusion.
Les habitants de Léningrad ont entendu l'oeuvre pour la première fois alors que l'ennemi était encore aux portes de la ville (*). Ainsi l'art d'un musicien a contribué à soutenir le moral d'une population assiégée supportant d'indicibles misères. ll a peut-être permis à beaucoup de mieux comprendre le sens et la grandeur de leurs souffrances. [...]" Edmond APPIA dans la revue Radio Actualités du 14 décembre 1945, No 50, page 1585, un texte publié en présentation du concert donné le 19 décembre suivant par l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction d'Ernest ANSERMET
(*) "[...] Le 9 août 1942, dans la salle de concert du Conservatoire de Leningrad eut lieu la première de la 7e symphonie de Dmitri Chostakovitch. Au 355e jour du siège, elle avait fait l’objet d’une commande du Soviet suprême voulant soutenir de cette façon le moral de la population. Pour des raisons de sécurité, le compositeur avait quitté Leningrad. Il s’était fixé à Kouïbychev (à présent et depuis 1990, Samara) sur la Volga, au sud-est de Leningrad, pour terminer son oeuvre. Un pilote téméraire, qui avait réussi à percer le blocus anti-aérien allemand, avait amené la partition jusqu’à Leningrad en avion de chasse. [...] cité d'un texte de Winfried Pogorzelski publié sur cette page du site zeit-fragen.ch
Voir aussi cette page de Wikipedia.
Son histoire a fait l'objet d'un ouvrage de Brian Moynahan, Le concert héroïque, publié aux Éditions JCLattès:
"[...] La symphonie du siège
La première de la Septième Symphonie de Chostakovitch eut lieu à Leningrad le 9 août 1942, au 335e jour d’un siège qui tua plus de 1 800 000 personnes. Aucun concert n’a jamais égalé celui-ci. Les Allemands avaient commencé le blocus de la ville près d’un an auparavant. Les combats, le froid et surtout la faim avaient déjà fait plusieurs centaines de milliers de victimes. Les musiciens – recrutés jusque dans les bataillons et les fanfares militaires, car seuls vingt des cent membres initiaux de l’orchestre avaient survécu – étaient si affamés qu’on craignait qu’ils ne puissent jouer l’oeuvre jusqu’au bout. En ces jours les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale, cette musique et l’attitude de défi qu’elle inspirait furent pour le monde entier un rayon de lumière.
Entretissant l’histoire de Chostakovitch et de bien d’autres dans le contexte du maelström des purges staliniennes et de l’invasion de la Russie par les Nazis, Le Concert héroïque est le récit magistral et émouvant d’un des épisodes les plus tragiques et héroïques de la Seconde Guerre mondiale et sans doute le plus émouvant de l’histoire de la musique. [...]"
Sur le surnom de la symphonie: "[...] Beaucoup considèrent cette Septième Symphonie comme un symbole de résistance face à l’invasion nazie; le régime soviétique s'en empare et en fait un instrument de propagande. Mais Chostakovitch voit sa symphonie d’un autre oeil. «Je ne suis pas opposé à ce [qu’on l’appelle] Leningrad. Mais il n’y est pas question du siège de Leningrad. Il y est question du Leningrad que Staline a détruit. Et Hitler n’a plus eu qu’à l’achever». [...]" cité de cette page de France-Musique.
Dmitri Schostakowitsch, Symphonie no 7 en ut majeur, op. 60
- Allegretto
- Moderato (poco allegretto)
- Adagio
- Allegro non troppo
L'interprétation qui en est présentée sur cette page...
En page 4 du Journal de Genève du 17 décembre 1945 était annoncé:
"[...] Mercredi soir, à 20 heures un quart, au Victoria Hall, l'Orchestre de la Suisse romande, qui a terminé dimanche la première moitié de ses concerts de l'abonnement par la magistrale exécution de Jeanne d'Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, donnera un concert populaire organisé par Radio-Genève. Ce concert sera entièrement consacré à l'audition de la VIIe Symphonie que Dimitri Schostakowitch a dédiée à la ville de Leningrad. Le matériel d'orchestre et la partition ont été procurés par les soins de l'Association Suisse-U.R.S.S. C'est Ernest Ansermet qui dirigera cette oeuvre puissante inspirée au compositeur par l'héroïque défense de Leningrad. Cette grande fresque sonore a été jouée dans cette ville alors que les armées allemandes l'assiégeaient encore. [...]"
Dmitri SCHOSTAKOWITSCH en 1941, engagé dans la protection aérienne en uniforme de pompier sur le toit du Conservatoire de Leningrad, alors qu'il composait cette symphonie
Pour cette occasion l'orchestre avait été renforcé à 104 musiciens (en page 9, au bas de la dernière colonne à droite). Le concert fut diffusé en direct sur les ondes nationales de Sottens. Le lendemain du concert, dans le Journal de Genève du 19 décembre 1945 en page 5, on constate toutefois que son chroniqueur musical - Albert PAYCHÈRE - n'avait pas vraiment apprécié cette symphonie...
"[...] Orchestre de la Suisse romande - «La symphonie de Leningrad» de Schostakowitch
Ceux qui attendaient du jeune compositeur russe qu'il insufflât une vie nouvelle au genre un peu fatigué de la symphonie, qu'il y fit circuler un sang abondant et chaud ont éprouvé une vive déconvenue. Dimitri Schostakowitch, dont les débuts contenaient quelques promesses qui témoignaient en tout cas d'un effort de recherche personnelle, comportant une certaine désinvolture à l'égard du langage musical - ce qui peut être l'annonce d'un tempérament novateur - s'est mis résolument à la remorque des romantiques.
On a fait état d'un changement d'orientation suggéré par le désir de rejoindre une esthétique qui fût accessible au plus grand nombre, de créer en faveur d'un art socialisé. Il est bien difficile au critique d'exprimer un avis à ce sujet, tout au moins peut-il affirmer qu'un Bach, un Beethoven, un Schubert ont atteint ce résultat en suivant l'impulsion de leur génie propre.
À comparer le Schostakowitch d'autrefois à celui de la Symphonie de Leningrad, on est enclin à penser que si le premier était factice - ce qui paraît tout à fait vraisemblable - le second fait preuve d'une confiance désarmante, enfantine en la plus médiocre matière, comme en les plus pauvres moyens.
J'ai dit «à la remorque des romantiques» et je pensais à Berlioz et à Mahler et aussi à Tschaïkowsky, mais attention: moins la flamme et le caractère en ce qui concerne l'auteur de La Fantastique, moins l'invention et la culture, en ce qui concerne tous les trois. Le trait commun avec le maître français et le maître viennois, c'est le goût du grand effectif instrumental qui n'a jamais été l'indice d'un surcroît de valeur réelle, ce qu'on n'a pu que trop vérifier. Schostakowitch ne sait ni composer, ni écrire. Il juxtapose et il se contente d'une réalisation qui ne va pas souvent au delà de l'esquisse. Son lyrisme est mince et toujours diffus, et ce ne sont pas quelques brutalités ici ou là qui peuvent donner de l'accent à une musique qui n'en a pas.
En conformité avec les circonstances qui l'ont inspirée - elle fut composée à Leningrad pendant le siège - cette oeuvre s'est proposé d'exprimer un sentiment collectif, tantôt en recourant à la forme épique ou à une musique d'action, tantôt à un commentaire lyrique et en quelques passages à une sorte de rêverie, un état contemplatif. Pour ma part, je m'incline devant l'intention, je rends hommage à une sincérité qui ne saurait être mise en doute mais je déplore l'absence de réussite. Je m'étonne tout particulièrement qu'au pays des techniques, celle de la composition musicale ait à ce point rétrogradé.
Ce n'est pas l'interminable progression de marche du premier allegro (utilisation affaiblie du procédé du Boléro de Ravel), ni cette bataille du finale - quatre mesures de Honegger bouteraient tout ce pathos - qui peuvent me faire changer d'avis. Ce n'est pas non plus ces moments de mélodicité doucereuse, un peu partout, ou ces déclamations des violons (Adagio) qui semblent empruntées aux formules d'opéra italien d'un quelconque Donizetti ou Leoncavallo qui pourront me faire changer d'avis.
La symphonie de Leningrad est morne, elle inspire cette mélancolie qui est celle de l'impuissance. Voilà certes ce qu'on n'attendait pas.
Il faut rendre hommage au gros effort accompli par M. Ernest Ansermet et ses musiciens, au sacrifice, consenti par la Ville et par Radio-Genève. Ils n'étaient point garants en la matière, et nous souhaitions vivement de connaître cet ouvrage dont on a parlé sous l'empire d'une sympathie et d'un enthousiasme bien compréhensibles. Albert Paychère. [...]"
Les extraits du Journal de Genève cités ci-dessus sont rendus accessibles grâce à la splendide banque de données de letempsarchives.ch, qui est en accès libre sur la toile, une générosité à souligner!
La critique d'Albert Paychère est très dure, mais je pense qu'il ne faut pas la taire, il faut la lire dans l'atmosphère de cette époque: la musique de Schostakowitch n'était souvent pas du tout appréciée à sa juste valeur, et - surtout - on ne comprenait pas encore pourquoi son style se soit constamment modifié au cours de sa vie.
Mais - comme toujours - à chacun de se faire sa propre opinion, étant donné que des fragments importants - une quarantaine de minutes sur les 75 minutes que durait la symphonie - ont miraculeusement été conservés dans les splendides archives de la RSR, et récemment rediffusés dans l'excellente série de Jean-Pierre AMANN « Poussière d'étoile - Les annales radiophoniques de l'OSR, épisode 1945».
Ernest ANSERMET dirige "son" Orchestre de la Suisse Romande.
Il y a des coupures dans l'écoute, à cause des quelques 35 minutes de l'enregistrement qui ont été perdues ou gravement endommagées au cours des ans. Ce qui reste est toutefois très précieux, car c'est à ma connaissance l'un des rares témoins sonores existants avec Ernest Ansermet dirigeant une oeuvre de ce compositeur.
Pour écouter ce document, cliquer sur le lien ci-dessous...
... qui ouvre la page correspondante des archives de la RTS dans une nouvelle fenêtre, l'audio démarrant au début de la présentation de cette oeuvre par Jean-Pierre Amann (soit 47 minutes 43 secondes après le début de l'émission).
Pour une discussion en détail de cette symphonie No 7, écouter cette émission de Disques en Lice, qui en présente et analyse six interprétations.
Les quatres enregistrements présentés dans «Poussière d'étoile - Les annales radiophoniques de l'OSR, épisode 1945»...
... sont tous des enregistrements exceptionnels - d'une qualité de prise de son remarquable pour cette époque - qui méritent d'être écoutés, et réécoutés!!
Le sommaire, avec les minutages sur les débuts de chaque séquence:
00:54 Frank Martin, Petite fanfare, Orchestre de la Suisse Romande, Edmond Appia, 15 juin 1945
Présenté dans ce récit de Notre Histoire.
02:54 Frank Martin, Première partie de In Terra Pax, Oratorio pour soli, 2 choeurs et orchestre, Madeleine Dubuis, soprano, Nelly Grétillat, alto, Ernst Haefliger, ténor, Paul Sandoz, bariton, Fernando Corena, basse, Maîtrise Protestante (chef de choeur: Roger Vuataz), Choeur de la Société symphonique (chef de choeur: Jean Dupérier), Groupe choral Ecole supérieure de jeunes filles (chef de choeur: Albert Paychère), Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 12 mars 1945
Présenté dans ce récit de Notre Histoire
27:28 Emmanuel Chabrier, Suite pastorale, pour orchestre, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 10 décembre 1945
Voir cette page de Notre Histoire pour l' enregistrement de cette Suite pastorale.
47:43 Dmitri Schostakowitsch, fragments de la Symphonie no 7 en ut majeur, dite Leningrad, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 19 décembre 1945
Cher René, et encore un excellent dossier au contenu très important et méritant ! Merci