La loge VIP
La Loge VIP
Dans un stade de foot, il y a toujours la loge VIP, vaste salon dont la vitrine donne sur le stade. Habituellement, sur la moquette de ce salon privé, le barman, sanglé dans son tablier noir au logo doré d’une grande marque de champagne, se glisse au milieu d’une assemblée d’investisseurs, d’actionnaires, d’industriels et de plantes vertes ou blondes. Les petits fours, le champagne et la bière volent la vedette aux forçats de la compétition. Certains ne regardent même pas du tout le match. Dommage ‼
Nous sommes le lundi de Pâques 19 avril 1965 : comme tous les ans, la finale de la coupe suisse de foot va se dérouler au stade du Wankdorf à Berne. Nous avons décidé d’y assister. Nous allons suivre la rencontre dans un salon VIP de notre style. Nous, c’est Héron Moqueur, Castor Narquois, Raton Actif et moi-même. La loge que nous avons réservée est accrochée dans une sous-pente d’un immeuble de l’avenue Samson Reymondin. Le velux ne donne pas exactement sur le stade, à plus de cent kilomètres, mais sur le lac. Le FC Sion et le FC Servette vont s’affronter devant trente-trois mille spectateurs à Berne, plus nous à Pully. Pour commencer, il faut choisir une équipe favorite. En tant que vaudois de souche suisse-allemande, nous n’avons pas d’a priori. Nous optons pour le FC Sion qui nous paraît plus modeste que le FC Servette de la Genève internationale (une étude sociologique confirme la tendance du spectateur à tenir pour le plus faible, mais ce n’est pas le sujet ici). Héron moqueur prépare une banderole sur papier kraft « Ne mélangez pas les Tor-Sions avec les Servettes ». Quant aux autres, nous sortons des cabas de la Migros force carambars et limonades, pour la mi-temps. Pour une retransmission parfaite de l’événement, nous disposons d’un transistor « Imperator Palm beach » et d’un Tipp-Kick. Le Tipp-Kick est un jeu de foot, constitué de figurines de footballeurs et d’un terrain (au 200ème), soit un tapis de cinquante-trois centimètres sur trente-cinq centimètres. Sur le terrain, nous disposons les buts et gardons les figurines sur la touche. Nous avons le stade à nos pieds, comme César avait le cirque à ses pieds, lors des ludi megalenses. Nous ajustons le « tuning » sur le transistor qui nous relie à Berne. Nous sommes fin prêts, sifflets, trompettes en plastique, banderoles, le set des parfaits petits supporters. Soudain, au milieu de notre salon VIP, Lelio Rigassi élève la voix : « LES DEUX ÉQUIPES ENTRENT MAINTENANT SUR LE TERRAIN, LES SÉDUNOIS MAILLOTS BLANCS ET CUISSETTES BLANCHES, LES SERVETTIENS, EN GRENAT BIEN SÛR … Ça y est, les pulsations montent, nous faisons entrer les figurines sur le tapis. C’est un petit moment pour le Foot, mais un grand moment pour Nous ! Nous sommes les premiers sur la planète à suivre une retransmission sportive en couleur et en 3D (« Donnerwetter »). En professionnel du reportage sportif radio-diffusé, Lelio décrit le match avec grande précision, ce qui nous permet de toujours placer le porteur du ballon au bon endroit sur la carpette verte. « …Pazmandy dégage sur Schindelholz qui franchit le milieu du terrain… ». Nous suivons l’action, le ballon en bakélite franchit la ligne blanche… À la treizième minute, sur un corner depuis l’aile gauche, Stockbauer adresse une balle plongeante et Georgy s’infiltre devant Barlie battu. L’ovni (Objet volant non invité) se pose au fond des filets. Nous avons parfaitement suivi. Le petit ballon en bakélite est au fond du but Servettien. Coups de trompettes, jingles spontanés, danses improvisées, jubilations gratuites. La mi-temps arrive, après bien des traversées de terrain, accompagnées d’encouragements retentissants.
Pour donner de l’ambiance, pendant ce temps mort, Héron moqueur prend une feuille A4 et la roule en porte-voix. Il se met à réciter, d’une voix nasillarde, les pubs habituellement crachées par les haut-parleurs de la Pontaise à la mi-temps des matchs du Lausanne Sport:
«Léger bientôt centenaire,
Weissflog saura vous plaire»
«S’assurer c’est bien
bien s’assurer c’est mieux
avant qu’il ne vous en cuise
assurez-vous chez Georges Bise,
Grand-pont 2 bis»
On débouche et on trinque au Sinalco. La bouche pleine de carambars, on entonne le slogan du jour : « Faut pas mélancher les torchions avec les cherfiettes ! »
Héron continue la litanie promotionnelle locale :
«Méchieurs vous ne chortez pas nu-pieds
alors pourquoi chortir nu-tête ?
Portez touchours un chapeau ou une chasquette !»
«Tenue de ville, tenue de chport
ch’est touchours Bonnard qui détient le chcore»
À Berne, Lélio reprend le micro. « Les hommes rentrent sur le terrain… »
«Le ballon du match est offert
par les chaînes à neige Fenoche.»
La partie reprend. A plus d’une occasion, le ballon frôle la barre transversale. Nous sommes en parfaite symbiose avec les trente-trois mille spectateurs de Berne. Un souffle de « Whouuouou » parcourt le stade à Berne et le galetas à Pully. Trente-neuf minutes de suspense délicieusement insupportables quand Gasser, très bien servi par René Quentin, décoche un tir imparable. Les carottes sont cui, cui, cuites ‼ 2-0 pour le FC Chions. Daina sauve l’honneur à une minute de la fin. Lelio Rigassi, à bout de souffle, enroué, repasse les grands moments du match, alors que les joueurs et les figurines quittent le terrain. Épuisés, nous nous laissons retomber sur les chaises en formica. Épuisés, mais persuadés que, dans cinquante ans, on se rappellera encore notre aventure dans une loge VIP sous les toits de l’avenue Samson Reymondin.
Cinquante-cinq ans plus tard, le Wankdorf sans spectateur, Héron Moqueur, Castor Narquois, Raton actif et Ouistiti Malicieux, tous confinés ! Je fredonne, "mais, finalement, finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes … ". La chanson des Vieux amants de Jacques Brel. Nos quatre femmes ne nous ont pas quittés, après plus de quarante ans, la preuve qu’avec nous, elles ne s’ennuient pas, non ?
Bravo Daniel pour cette partie endiablée, sans doute plus trépidante que celle qui se jouait au Wankdorf devant 40 ou 50'000 personnes :-)
merci pour ce commentaire. L'animateur des figurines (Héron moqueur) a continué à animer des figurines et en a même fini par en faire un métier à la TSR avec ses chaussettes en fil d'écosse. (Albert le Vert, Mademoiselle Cassis, le facteur Yacinte...)