La Pension

1948
Lily Schneider
Elisabeth Baudat

La Pension

Photo : château des Apennins, ch. Steinlen 1, Lausanne

Sylvie Bazzanella sur notrehistoire.ch

1) Point de vue de Lily

- Dis, tu te rappelles, Marianne, ces années passées à la pension ! Le sérieux de Monsieur Sheppard trônant au bout de la table ? Il nous en imposait avec ses cent- dix kilos. Pourtant c’était pendant la guerre ! Tu te rappelles des saucisses de veau du lundi ? Une vraie sciure; elles venaient soi-disant de chez Bell... Tu te souviens qu’en été il avait souvent sa chemise ouverte et les rires autour de la table quand tu lui disais: -Vous avez mis votre petit gilet angora, aujourd’hui ? Il était abondamment poilu, frisé, gris sur toute la poitrine ! Il prenait son rôle de maître de pension pour jeunes aux études très au sérieux. Il nous disait même de rentrer avant 10 heures et nous donnait des trucs pour le cas où nous serions agressées: -Vous devriez toujours avoir un petit cornet de poivre dans votre poche. Ca n’assomme pas un type mais ça l’aveugle !! - Tu te souviens des après-midi de congé où nous l’aidions à emballer ses petits oignons à la menthe ? N’empêche que c’étaient les meilleurs petits oignons de tout Lausanne ! Il tempêtait souvent après les papiers cellophane qui collaient entre eux. Tu te rappelles qu’il rouspétait lorsque nous faisions les bouts trop petits ou trop gros ? Les papillotes orange n’étaient pas si faciles à réussir ! Tu te souviens que certains soirs il nous faisait déguster cinq ou six sortes de menthe ? Ce qu’il y avait de bien, c’est qu’après l’emballage, Madame nous servait du thé, moitié Chine, moitié Darjeeling et deux flûtes par personne. Et puis un soir, tu te souviens de la colère qu’il a piquée parce qu’on avait fait les fous au salon pendant qu’ils n’étaient pas là ? Ils nous interdisaient d’y aller. On croyait qu’ils ne s’en apercevraient pas, mais on avait laissé le piano ouvert et les coussins en torchon. C’était vite vu ! A propos du piano, tu te souviens, il ne jouait qu’un impromptu de Schubert, avec cent-dix kilos d’appui sur les accords et un air inspiré... On riait par derrière. Oh ! Tu te souviens, on l’entendait souffler derrière la porte quand on était quatre dans une chambre pour la soirée. La fumée de cigarette s’infiltrait jusqu’au corridor. Ca le rendait furieux !! Il était quand même costaud ! Il montait une grosse marmite de sucre jusqu’au troisième étage et la redescendait en sirop encore chaud. Et le fameux soir où on est rentré à minuit passé, sans la clé ??? On a dû sonner; il est venu ouvrir dans une immense chemise de nuit blanche ! Avec sa bonne tête ronde et ses cheveux frisés, on aurait dit un archange !!

On l’aimait bien mais sa femme ne devait pas rigoler tous les jours !

2) Point de vue de Marianne

Oh ! Oui, tu penses si je me rappelle de la pension ! Au début, j’aimais assez, mais j’en ai eu vite marre. C’est pour ça que je suis partie après deux ans. ! Quand je pense à lui, avec son air paternaliste, ses grosses pattes et son débraillé à table ! Surtout l’été, il transpirait sur un mètre huitante cinq ! Il laissait sa chemise ouverte et on voyait son petit gilet angora ! Ca me dégoûtait ! A part ça il osait demander aux garçons de ne pas venir à table en shorts ! De toute façon ils étaient sous la table !

Non, et puis il ne levait pas le petit doigt pour aider au service; c’était sa femme qui portait la grande soupière blanche avec une bonne louche; elle contenait juste une assiettée. Elle apportait ensuite des grands plats de légumes et de viande fumants, elle servait les assiettes qu’on se passait. Les rations étaient bien égales, il n’y avait rien à redire. Pour certains habitués les pires dîners étaient ceux qui comportaient du fenouil aux tomates. Le fenouil n’était pas très à la mode. Son goût s’est affiné, il me semble ...

Tu te souviens ? Pour servir, Madame troquait son tablier de cuisine contre un tablier blanc, avec une bavette incrustée de dentelle sur la poitrine, et des attaches trop longues; elle était toute petite ! On ne l’a jamais vue coiffée autrement qu’avec la raie au milieu et ses cheveux noirs tirés en arrière. Ca finissait par une maigre

tresse enroulée en coque, tenue par des épingles en S. Il n’y avait ainsi pas de cheveux sur la soupe ! Elle parlait peu, elle donnait parfois des nouvelles d’anciens pensionnaires, quand elle en avait !

C’était lui qui tenait le crachoir à l’autre bout de la table. Je ne sais plus de quoi il pouvait bien discuter; sûrement des difficultés rencontrées pendant la guerre; il avait des connaissances à la campagne qui pouvaient le fournir en cochonnailles par toutes sortes de moyens détournés, marché noir oblige ! Une astuce, un peu grosse, consistait à voyager dans le Lausanne-Echallens avec un carton de viande, bien emballée, à cause de l’odeur du fumé; s’il y avait un contrôle dans le train, on laissait le carton dans le porte-bagage. Il n’était à personne ! Sans contrôle, on se régalait pendant quelques jours. Je me demande qui faisait des contrôles dans les trains ? La police, la douane ?

Madame prenait congé le jeudi après-midi. On mangeait le soir un café complet, fromage et confiture. Si elle n’était pas là, Monsieur en profitait pour nous dire combien il regrettait de n’avoir pas eu d’enfant; il nous disait même, pour notre instruction que sa femme était frigide ! On ne comprenait pas ! On n’avait aucune expérience ! Avec le recul je pense que le soir, elle était complètement vidée ! Elle s’occupait de la cuisine la matinée et tout l’après-midi elle emballait les petits oignons. Tu te rappelles comme ça sentait bon la menthe ? On n’entendait que le bruit du cellophane froissé; ils n’écoutaient pas la radio en travaillant, pourtant ils aimaient la musique et parlaient quelques fois d’un jeune chef d’orchestre prometteur, fils d’un de leur amis, Charles Dutoit !

Je ne les ai jamais revus depuis la fin des études, mais j’ai entendu dire qu’ils avaient déménagé dans une maison avec ascenseur. Ils ont du regretter le grand appartement du Château des Apennins mais peut-être pas la bande de chahuteurs qu’il fallait avoir à l’œil !

3) Point de vue du personnage central

Il faudrait bien que je trouve une meilleure solution pour faire cuire le sirop de sucre ! Le réchaud est trop petit; en haut ça va plus vite, mais ces trois étages !!! Quand je redescends, le sirop est presque froid et les bonbons sont mal formés ! Il faudrait que j’agrandisse le marbre de travail ! Je pourrais mettre quatre plateaux à la fois et faire les formes dans l’amidon en plus grandes séries. Où est-ce que je vais trouver les prochains cellophanes ? Les derniers sont vraiment trop collants. Les femmes prennent trop de temps pour emballer. Encore une fois, je n’aurai pas les sous pour acheter cent kilos de sucre d’un coup ! Heureusement qu’on a pu prendre des pensionnaires ! Ces jeunes, tout de même, ils ne travaillent pas tellement. Ils font la foire dans les chambres, ils fument, ils parlent fort quand ils rentrent le soir. Ça réveille tout le quartier et je ne peux pas me rendormir ! Thérèse, elle, elle dort, bien sûr ! Elle s’en fiche, elle dit rien ! Qu’est- ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir un glaçon pareil dans mon lit ?? Peut-être qu’on devrait partir en vacances, une fois, mais avec la pension, c’est pas possible ! Et puis on irait où ? Dire qu’elle vient d’accepter son neveu pour quelques mois ! II faudra renvoyer un des jeunes et essayer de le garder pour midi. Je connais une dame qui a une chambre à louer. A qui faut-il il demander ? A Marianne, je pense. C’est la plus distante. Elle ne se plaît pas trop par là !

Son neveu, ça ne va pas être dôle; il paraît qu’il lui faut de la tranquillité; c’est vrai qu’il sort de Dachau ! Avec quoi on va le remonter ? Pas avec mes petits oignons !!! Il ne pourra peut-être pas manger de tout! Ça sera compliqué !

Ouf ! Quelle chaleur ! Je vais enlever ma liquette et je passerai juste une chemise pour le dîner. Tant pis pour les remarques des filles, je meurs de chaud ! Je suis crevé ! Et ces bécasses qui sont rentrées sans leur clé ! Elles vont se faire agresser un de ces soirs ! Il a fallu que je me relève ! C’est pour ça que je suis si fatigué ! Elles n’ont pas d’idée; ça rigole et tant pis si je ne peux pas me rendormir. Quand le neveu sera là, je ne pourrai plus jouer du piano le soir ?? J’aimerais bien arriver au bout de cet impromptu, je l’adore ! J’ai l’impression de ne pas pouvoir être chez moi et y faire ce qui me plaît ! Dans le fond je suis mieux dans ce garage à fabriquer mes bonbons.

Ah ! Voilà Daniel ! II n’est pas à l’école ? Ça fait au moins trois fois qu’il passe !

- Tu veux un bonbon Daniel ? Goûte un peu cette pâte de fruits, pur cassis! Je les ai faites hier ! Comment tu trouves ?

Lily Schneider, Février 2000

Vous devez être connecté/-e pour ajouter un commentaire
Elisabeth Baudat
6 contributions
13 septembre 2023
23 vues
2 likes
0 favori
2 commentaires
0 galerie
Déjà 6,236 documents associés à 1940 - 1949