Joëlle Droux: "La politique de placement des enfants a bénéficié d’un large consensus" Repérage

6 juin 2013
Claude Zurcher
David

Maître d'enseignement et de recherche à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation (FPSE) à l'Université de Genève, Joëlle Droux est historienne, spécialiste de l'histoire des politiques de l'enfance en Suisse. Pour l'exposition itinérante « Enfances volées », actuellement présentée à Genève, elle a été en charge de la conception du volet régional. Joëlle Droux avait lancé un appel sur notrehistoire.ch pour mettre à jour des documents liés à la protection de la jeunesse à Genève. Une démarche qui a abouti à la création d'un groupe et à la présentation de deux photographies inédites à cette exposition, visible jusqu'au 7 juillet au Théâtre de Saint-Gervais, à Genève.

Existe-il une spécificité genevoise à la politique de placement forcé d'enfants qui a eu cours en Suisse, dès le XIXe siècle et jusque dans les années 1960 ?

Joëlle Droux. Le fait de rendre itinérante l'exposition « Enfances volées » a permis aux cantons qui l'ont accueillie de mettre en lumière un aspect spécifique de cette politique. Pour Genève, nous nous sommes concentrés sur les procédures qui avaient lieu avant la mise en placement des enfants en institution ou auprès de familles d'accueil. J'ai choisi de présenter le processus en aval pour faire écho à ce que les témoins de l'époque en disent.

Plusieurs éléments concourent à l'élaboration de ces placements forcés. Il y a d'abord une politique de l'enfance qui se veut protectrice, puisqu'elle consiste à retirer des enfants à des familles jugées inaptes à leur éducation. Cette politique repose notamment sur une vision philanthropique et sur un consensus de l'opinion quant au bien-fondé de ces mesures. Elle repose aussi sur une structure pour sa mise en œuvre.

Il ne faut donc pas croire que l'Etat a agi de manière arbitraire. Il m'apparaît que cette présentation de la réalité en aval est importante pour éviter de penser que la maltraitance des enfants a été le fait uniquement d'individus pervers ou d'institutions trop correctionnelles. Sans cela, on laisse dans l'ombre la question de la responsabilité collective. C'est donc toute la chaîne qu'il faut mettre en lumière.

Vous parlez d'un consensus, c'est-à-dire une politique largement acceptée.

Oui, il existe véritablement un consensus dans la durée sur la politique de la protection de l'enfance dès le XIXe et jusque dans les années 1960, en Suisse comme dans d'autres pays occidentaux qui ont aussi mis en œuvre des politiques d'inspiration similaire. Ce consensus est l'incarnation sur un siècle de la représentation que les philanthropes ont des pauvres. Pour eux, lutter contre la pauvreté est une mission qui tout à la fois se nourrit de et alimente une vision négative de la pauvreté. La lutte contre la pauvreté doit également éviter la révolte sociale : il faut assister le pauvre pour éviter qu'il se rebelle car il est considéré comme une menace sociale.

Aux yeux des philanthropes, ce combat doit commencer le plus tôt possible, au besoin par le retranchement des enfants de familles pauvres ou considérées comme immorales. Cette vision va influencer la notion d'autorité paternelle qui, jusqu'à la fin du XIXe siècle, reste dominante au sein de la famille. On voit alors monter en puissance les services de l'Etat. Il devient possible d'intervenir contre les parents si l'intérêt de l'Etat prédomine.

Ce n'est pas un changement spécifique à la Suisse.

En effet, ce mouvement est général en Europe. C'est aussi le cas dans tous les pays ayant mis en œuvre des politiques de protection de l'enfance, et pour lesquels le travail de mémoire sur « l'enfance volée » reste encore à faire. La vision des philanthropes européens est cohérente. Mais la représentation de la vie qu'ils se font n'est pas celle des pauvres eux-mêmes. Par exemple, l'alcoolisme souvent dénoncé chez les parents est considéré comme une faiblesse morale : l'alcoolique devrait pouvoir se retenir de boire. Or, le pauvre boit parce que cela le nourrit, parce que ce n'est pas cher et aussi parce que les cafés sont les seuls lieux de convivialité dont il dispose. Ce sont bien deux visions inconciliables.

Le rôle des philanthropes est donc essentiel dans la mise en place de ces politiques de placement.

A Genève, les nouvelles lois de protection de l'enfance prévoient la collaboration intime des services d'Etat avec la population pour dépister l'enfance dite malheureuse. Au total, peut-être une dizaine de personnes sont salariées, entre les agents de terrain et les juges, pour réaliser ce travail. Mais le dispositif peut compter aussi sur le soutien des voisins qui peuvent dénoncer les cas de mauvaise éducation. A partir de 1891, des comités de quartier sont en outre formés et réunissent des bénévoles pour la surveillance de l'enfance. Le filet est assez serré.

Les instituteurs participent aussi, ainsi que les infirmières qui luttent contre la tuberculose ou la syphilis. C'est donc l'ensemble de la population qui était appelée à surveiller l'enfance et éventuellement dénoncer les mauvais parents.

Quand cette politique commence-t-elle à évoluer ?

Le basculement intervient dans les années 1950 - 1960. La pauvreté a changé et l'Etat providence profite des Trente Glorieuses. La sécurité sociale se met en place, c'est la période du plein emploi et de la société de consommation. La pauvreté ne pose plus les mêmes problèmes. Par ailleurs, on assiste à une réflexion sur le rôle des parents qui n'hésitent plus à demander conseils, ce qui conduira notamment à la création des « écoles de parents ». En outre, le travail social est professionnalisé. Le philanthrope issu d'une élite fait place à l'éducateur formé issu de la classe moyenne. Et les mœurs se détendent aussi.

Quel a été l'apport de notrehistoire.ch dans la préparation du volet genevois de l'exposition ?

Nous avons pensé faire appel au public dans l'idée de mettre à jour des documents inédits, ce qui fut possible avec notrehistoire.ch. Je pense particulièrement à l'apport de Pierrette Frochaux-Chevrot qui a publié et documenté une photographie de son père, Ernest Chevrot, enfant illégitime enlevé à sa mère et placé à l'orphelinat de Pinchat. Par ce travail de mise en ligne et avec ces documents, ce n'est donc plus seulement la vision de l'historien qui s'impose car il est possible de saisir un parcours individuel raconté par ses descendants. Ce témoignage, entre autres, me conforte dans l'utilité de mon travail. Ernest Chevrot a été confronté à un système, il n'y était pour rien dans ce qui lui est arrivé. Cela me conduit à ce constat : des erreurs ont été faites dans la lutte contre la pauvreté. Soyons attentifs à ne pas en refaire dans notre politique de contrôle social.

Propos recueillis par Claude Zurcher

L'exposition « Enfances volées » se tient au Théâtre de Saint-Gervais, à Genève, jusqu'au 7 juillet 2013. Mercredi à dimanche, de 12h. à 18h.

Visites commentées

Mercredi 12 juin à 14h. Visite commentée de l'exposition par Joëlle Droux, historienne.

Dimanche 23 juin à 10h30. Visite-témoignage avec Edmond Engel, ancien enfant placé, et Joelle Rubli de l'association Enfances volées.

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  • Martine Desarzens

    Cher Claude, je te remercie pour cet article si sensible et éclairant. L'interview avec Madame Joëlle Droux nous apporte encore plus d'éclairages sur cette question de placements d'enfants qui ont engendré tant de souffrances.

David
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6 juin 2013
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