L'éffeuillage fourrager en Valais au début du XXème siècle

1932
Pierre Auguste Chappuis
Succession Pierre Auguste Chappuis et Photo Elysée Lausanne

notrehistoire.imgix.net/photos...

La famille de Pierre Auguste Chappuis pose devant les arbres à la silhouette caractéristique de l'émondage fourrager, au bord de la route reliant St Pierre de Clages et Ardon.Cette photographie peut être datée avec assez de précision grâce à l'âge des membres de la famille, vers 1932. On peut en déduire que l'utilisation du fourrage se pratiquait encore à cette époque.

Un autre image, de la Médiathèque de Martigny, celle d'Emile Gos à Zinal vers 1920

Dans le livre "La Terre Helvétique de H. Brockmann-Jerosch, édition française datant de 1931 de l’ouvrage Schweizer Volksleben" , l'auteur parle en ces termes de cette pratique en Valais (traduction française de Paul Budry)

Nous avons dit la richesse du Valais en plantes cultivables. Mais la surface utile est fort mesurée et réclame un travail infini pour un profit incertain. Il s’agit donc d’appeler à la rescousse toutes les ressources de la nature, quand çe ne serait que pour faire passer l’hiver au bétail. Avant tout, la feuillée doit suppléer le foin. De là ces rangées ou ces boqueteaux de frênes et de chênes qu’on trouve le long des routes et des canaux et dont on récoltera feuille chaque année. Ou bien ce sont les rameaux et les branches mêmes que les garçons vont cueillir tous les deux ans sous la conduite des mères pour en faire des fagots qu’on mettra sécher à l’ombre. Au milieu de la vallée du Rhône, sur le cône de Chamoson, les prés irrigués s’ornent encore de ces arbres à fourrage. Certaines communes y pourvoient faisant planter le long des chemins des ormes, dont les feuilles soigneusement écrasées entre les mains se mélangent à la bouillie des cochons . Le frêne, l’orme et le chêne sont les arbres les plus recherchés, mais quand ils manquent , le paysan recourt à ceux qu’il a sous la main, jusqu’à l’aune ou le verne de montagne. Si l’on n’a pas le temps de rentrer sa prise avant l’automne, on la met pendre aux branches assez haut pour que les bêtes n’y puissent atteindre, et l’on rentre son fourrage en hiver.
Mais le foin et la feuille ne suffisent pas toujours. Où prendre son supplément de fourrage ? Sur les pentes ensoleillées les buissons de genièvre percent la neige fondante. On pile les rameaux avec leurs baies et leurs aiguilles dans un mortier de bois de 60 cm. de haut avec des pousses de rhododendrons , des fleurs des foins , un peu de farine et de sel, et le bétail se jette avidement sur cette léchée aromatique
.

Dans la croyance populaire , ces rameaux de genièvre jouissent de vertus spéciales, quand ils ont été bénits au jour des Rameaux .Et si l’on ne pile plus guère la léchée , les mortiers sont toujours là pour les cas de maladie où l’on fera de ces rameaux une médecine.

La léchée est longue à préparer et coûteuse. Il faut trouver autre chose. Les gamins s’en vont alors titre les barbes de lichens de sapins au bois enneigé , et en rapportent des traîneaux pleins , et si cela ne suffit pas encore , on donnera aux bêtes des pousses d’épicéa, heureux encore si le paysan ne met pas du sapin tous les trois jours et s’il lui reste un peu de paille à y mêler.

Sylvie Bazzanella a eu la main heureuse en trouvant un texte d'Ignace Mariétan paru en 1941 à la Murithienne. Son texte, "Les arbres sauvages taillés pour la feuille en Valais" rejoint celui de Brockman-Jerosch qu'il cite en référence. Je pense intéressant de le transcrire ici à côté de celui de Brockmann car ils se complètent avantageusement.

Au moyen âge, dans notre pays, les surfaces défrichées et transformées en prairies étaient souvent insuffisantes pour l'entretien du bétail. Certaines années la récolte du foin était encore réduite par suite du mauvais temps. Privé de moyens de communication on ne pouvait pas, dans les « pays » éloignes, se procurer un supplément de fourrage et de nourriture. C'étaient des années de famine et de misère, très redoutées. ll fallait s'ingénier à trouver des moyens exceptionnels de subsistance pour les bêtes comme pour les gens. _L'industrie n'existant pas, la population toute entière devait tirer du sol tout ce qui lui était nécessaire. On eut alors l'idée de chercher un supplément de nourriture pour le bétail en récoltant les feuilles des arbres avant leur complète maturité. On ébranchait les arbres et les rameaux feuillés étaient desséchés et conservés pour l'hiver.
Les conditions: de vie ont changé ; cette taille des arbres sauvages a disparu un peu partout ; on en retrouve cependant des restes dans tous les cantons montagnards. Elle existe encore dans les Cévennes, les Pyrénées, les montagnes du Portugal, dans les Apennins, les Carpathes, les Balkans et aussi dans les régions de la Scandinavie.
Le Valais, pays si isolé dans ses montagnes et dès lors si remarquable pour la conservation du passé, a conservé un peu partout cette méthode : a Savièse, par exemple, elle est générale.
La littérature agricole ne parle guère de cet usage pourtant singulièrement intéressant par son originalité et son histoire. Dans Ie Valais central et le Haut-Valais, en plaine même comme à Chamoson, mais surtout en montagne, on voit des arbres ne portant que de jeunes branches autour du tronc, avec un toupet de branches plus grandes au sommet, ce qui leur donne une forme de colonne. Le plus souvent ce sont des ormeaux, mais il y a aussi des frênes, des chênes, des érables, des bouleaux et d'autres espèces ; parfois, même, on élague des buissons, Les arbres tailles sont rarement en plein champ mais plutôt le Iong des ruisseaux et des bisses, en bordure des chemins, dans les talus qui séparent Ies champs et les propriétés.
En septembre ou octobre on coupe les branches feuillées, sauf les dernières au sommet pour ne pas trop endommager l'arbre. Cette taille a lieu tous les deux ou trois ans. L'instrument employé est une sorte de serpette à extrémité recourbée, connue dans le Bas-Valais sous le nom de « ieudzo ». L'action est désignée par le verbe « écoter », d'ou le nom de lieu : Ecotaux. Les « Rappes » désignent aussi l'endroit ou l'on taille les arbres et les buissons. A Ayent l'action d'arracher les feuilles est désignée par le terme « mapa ».
Parfois on effeuille les branches au pied des arbres et on met les feuilles à sécher au soleil ; souvent on transporte les branches feuillées à la maison où elles sécheront sous le toit, dans les granges, ou sur les galeries des raccards.Assez souvent, pour ménager les arbres, on effeuille les branches sur l'arbre, sans les couper. On grimpe alors tout au sommet, on arrache les feuilles à la main et on les met dans des sacs suspendus aux branches par des crochets en bois, maintenus ouverts par des rameaux souples, courbes en arcs de cercle.
Ce sont généralement des femmes qui font ce travail, on Ies voit au sommet d'arbres très élevés, effeuillant les branches flexibles des Ormeaux avec une grande dextérité et une tranquille assurance.

L'utilisation de ces feuilles est variée : on les donne à manger aux chèvres, parfois aux moutons et plus rarement aux jeunes bovidés. On prétend qu'elles sont un agréable changement de nourriture et stimulent l'appétit. L'analyse montre qu'elles constituent un fourrage de qualité moyenne.
Les feuilles d'ormeaux en particulier, sont utilisées pour les porcs. On les fait cuire et on les laisse fermenter comme choucroute dans des cuves, tout comme on prépare les feuilles de la grande oseille, du taconnet, de certains pétasites ou même des chardons épineux de la montagne. Avec les feuilles d'ormeaux on fait aussi pour les porcs. des infusions ou des soupes auxquelles on ajoute de la farine.
L'Ormeau est un arbre de tradition, très souvent planté autrefois dans les villages. Celui de Riddes qu'on a malheureusement abattu il y a quelques années, était déjà célèbre au 15me siècle ; Ardon en possède encore un très âgé et tout ébranché.
Les feuilles des ormeaux ont même servi à la nourriture des hommes : dans les temps de disette elles étaient séchées, moulues et mélangées au pain ; cet usage ancien a été repris en Allemagne et en Autriche en 191 7.

D'autres plantes entraient aussi, autrefois, dans la fabrication du pain, comme les chatons de Noisetier et les chatons à étamines de certains Saules, les bourgeons de hêtre et de tilleul et même les écorces du Pin sylvestre. Les rameaux de Genévrier, et plus particulièrement les baies, étaient très utilisés, ces dernières le restent encore, mais comme condiment. On brûle les rameaux pour fumer et sécher la viande et comme désinfectant dans les chambres, les écuries, surtout en temps d'épidémie.
Les aiguilles de sapin, d'épicéa, de pin sont parfois utilisées sous forme de rameaux coupés, mélangés au foin. A la montagne, le printemps tarde beaucoup à venir certaines années.On peut imaginer l'angoisse des populations ne sachant plus comment nourrir leur bétail.
A Saas-Almagell, petite commune a 1700 m., le sol rocheux peu productif, ne donne même pas en suffisance d'arbres sauvages; les habitants s'en vont, en août, jusque sur les pentes de Mattmark vers 2200 m., à 3 heures de marche environ, pour couper les rameaux des saules nains qui rampent sur les éboulis et les moraines. On cueille surtout le saule helvétique et le saule faux myrte. Lorsque les rameaux sont secs on les réunit en charges d'une cinquantaine de kgs et chacun, ployant sous ce lourd fardeau, reprend le chemin de la vallée.

Au moment où elles tombent, les feuilles ont subi des modifications telles qu'on ne peut plus les utiliser pour la nourriture du bétail. Il y a cependant une exception : les feuilles du frène .sont recueillies après leur chute et mélangées au foin.
Cette utilisation des arbres à feuilles caduques a certainement jouer un rôle important dans la dispersion des espèces. Nos ancêtres appréciaient ces arbres mieux que la génération actuelle. Ils y voyaient non seulement un supplément de nourriture en cas de besoin, mais aussi un embellissement du paysage, un moyen de se préserver du vent, de consolider des terrains, d'abriter gens et bêtes contre la pluie.

/.../ Sion, 11 avril 1941.

Vous devez être connecté/-e pour ajouter un commentaire
  • Yannik Plomb

    Merci pour cet éclairage d'un temps presque oublié!

  • Valérie Clerc

    Voilà qui fait réfléchir sur l'utilisation des forêts. Cette pratique nous rappelle avec humilité toute l'importance de la biodiversité.

  • Le commentaire a été supprimé.

    • Philippe Chappuis

      Le commentaire supprimé évoquait la réponse donnée par l'intelligence artificielle et qui a fait naître en moi cette réaction... "Je serais bien sûr intéressé de connaître votre appréciation de la réponse, une fois passé l'émerveillement devant la rapidité de la réponse... La réponse donnée ici est celle que donnerait un dictionnaire technique sur le terme effeuillage ou le terme fourrager. Si on ne sait pas ce que ces termes signifient, alors l'IA nous donnera sa réponse fulgurante. La comparaison des réponses circonstanciées de Brockman-Jerosch et de Mariétan , datées, localisés, avec le genre des végétaux utilisés à celle d'OpenAI montre clairement les limites de la seconde, qui ressemble à du prêt à porter... La réponse que vous avez reçue est en effet un patchwork, une assimilation des données à disposition ( il manque naturellement une bibliographie permettant de connaître les sources et de les évaluer personnellement). Les travaux des biologistes, des botanistes, des spécialistes des sciences naturelles qui abordent un tel sujet construisent leur travail sur une base expérimentale, par des enquêtes de terrain, qui leur permettent d'échafauder des conclusions et d'ouvrir la discussion.La mise à disposition des résultats permet aux autres chercheurs de juger de la qualité du travail ou de découvrir la présence de biais au niveau de la prise d'information.Dans ce cas, le lecteur a une part active et peut forger un jugement.
      Ceci dit, pour les humains que nous sommes dans ce 3ème millénaire, disposer de logiciels d'IA s'impose par l'évidence que les capacités de notre cerveau ne nous permettent plus de connaître, d'assimiler et de mémoriser toute l'information à disposition. Mais l'IA ne doit pas se limiter à servir d'intermédiaire de l'information comme les médias, mais devrait disposer d'un appareil critique, et c'est là le gros problème à mon humble avis ! Merci de l'intérêt manifesté ici comme vous le faites si souvent pour d'autres sujets !"

    • Renata Roveretto

      Cher monsieur Philippe Chappuis, très touchée une fois de plus par la votre de forme d'intelligence ! MERCI

      Amicalement Renata