VERTICALITÉ EN SUISSE ROMANDE (2/2)

14 mai 2021
David Glaser, reporter FONSART

La « Tour de Bel Air » est la première grande tour à avoir poussé hors du sol en Romandie. En 1931, l’architecte Alphonse Laverrière a imaginé un édifice de quinze étages depuis la place Bel-Air et de dix-neuf depuis la rue de Genève à Lausanne. Cette tour est largement inspirée de l’Empire State Building à New York. La verticalité est un sujet passionnant pour le profane et pour les professionnels du secteur. J’ai rencontré les architectes lausannois François Jolliet et Guy Nicollier du bureau PONT12 à Chavannes-près-Renens pour les entendre sur cette notion de hauteur en architecture. Ils m’ont expliqué leur point de vue sur cette notion qui fascine aussi bien qu’elle horripile à partir d’exemples romands, du reste de la Suisse et de l’étranger. Entretien en deux parties avec les architectes François Jolliet et Guy Nicollier du bureau PONT 12 à Chavannes-près-Renens. Seconde partie ci-dessous, la première partie est à lire ici.

Par David Glaser

La Tour Edipresse de Pierre Bussat et JM Lamunière, à Lausanne en 1980 (Claude-André Fradel)

La Tour Bel-Air en 1934, imaginée et construite par Alphonse Laverrière (Phototypie Co, PM Epiney)

Prenons deux exemples de tours lausannoises, la Tour Bel Air et la Tour Edipresse (Tour Lamunière). Certaines personnes à Lausanne pensent que ce sont des verrues dans le paysage comme si ces tours avaient mal vieilli. Il y a aussi des problèmes de vétusté qui obligent les propriétaires à retoucher leurs immeubles, ce qui est plutôt positif. Mais que pensez-vous de ces deux tours?

François Jolliet : Non, non, il faut les conserver. La Tour Bel Air, c’est un témoin central de notre histoire de l’architecture de l’entre-deux guerres. La famille Scotoni est cliente, vous avez sans doute entendu parler du soutien au nazisme par certains de ses membres ? C’est énorme. Quels problèmes Alphonse Laverrière a-t-il rencontré avec son client ? Il arrive malgré tout à produire une œuvre emblématique. Non seulement avec l’émergence de la tour, mais aussi, à l’inverse, en tirant parti des profondeurs obscures du site pour offrir une salle de music-hall et cinéma. J’imagine qu’Alphonse Laverrière a travaillé partiellement à compte d’auteur pour satisfaire le souci de représentation qui l’animait. La tour est bien sûr une sorte d’affirmation. Ensuite, la construction elle-même affiche des volumes beaucoup plus massifs que la fine structure métallique qu’elle emballe. Le bâtiment est creux, parfois à l’extrême. On peut souvent littéralement circuler dans les murs sans être vu, par exemple autour de la salle Métropole que Guy et moi connaissons bien : sa transformation était une de nos premières collaborations, en tandem avec le bureau de Patrick Devanthéry et Inès Lamunière. Bref, la construction de cette tour est déjà très intéressante. Son échelle urbaine, la manière dont le bâtiment joue avec la pente, dont il fabrique du tissu urbain… Non, non, c’est un bâtiment qui doit être protégé, jamais je ne parlerai de verrue pour la tour Métropole. Même son échelle bizarre est significative, une mini-tour qui veut s’affirmer ? En tous les cas, la Tour Bel-Air crée du paysage, une vue iconique de Lausanne avec le Grand-Pont et la cathédrale. En version nocturne, l’image sert d’ailleurs souvent d’arrière-fond aux interviews du téléjournal lorsqu’une personnalité vaudoise ou lausannoise est invitée à s’exprimer.

Guy Nicollier : Pour moi, il est clair qu’il y a une volonté de s’affirmer de la part du maître de l’ouvrage. En terme urbain, la tour Métropole doit tenir l’autre berge du Grand-Pont, face à St François, elle doit faire signe pour attirer le chaland et le commerce de l’autre côté du Flon. La tour Métropole affirme l’économie privée de l’industrie et du commerce face au pouvoir grandissant de la finance qui tient St-François. Avec cette tour, l’industrie du cinéma dirait « je te regarde » ou « je te défie » aux temples de la finance situés à l’autre bout du pont. Dans ses dessins du Bel-Air Métropole, Alphonse Laverrière fait lui-même référence à l’Empire State Building et au Rockefeller Center contemporains et qui illustrent outre atlantique la puissance de l’industrie. C’est une architecture très rigoureuse, quasi autoritaire, exprimant la masse dans une forme qui cherche l’élancement.

A gauche, la Tour Edipresse en 2012, vue depuis l’Avenue d’Ouchy (Sylvie Bazzanella)

Pour Lamunière et sa tour Edipresse, Ludwig Mies von der Rohe est-il LA référence de l’architecte lausannois? Que pensez-vous de cet ouvrage ?

Guy Nicollier : La tour Edipresse souffre un tout petit peu des mêmes critiques que celle de Laverrière. C’est une sorte de modèle réduit de gratte-ciel. Elégante et élancée, elle offre finalement peu de surface par étage et ne s’élève somme toute pas très haut… Pour en faire un gratte-ciel, il aurait presque fallu doubler toutes ses dimensions, en plan et en coupe ! C’est un beau projet « à la vaudoise », clairement d’inspiration « miesienne » qui réussit malgré tout à marquer vigoureusement l’érection du pouvoir des médias au XXe siècle…

François Jolliet : On a parlé de son intérêt pour l’académie : il a porté des tendances, des idées, il les a construites et échangées avec des générations de collègues et d’étudiants. Dans sa production, on peut lire un condensé d’architecture de la seconde moitié du XXème siècle. Mais comparer sa période X avec sa période Y reste une solution de facilité, en particulier pour les objets récents où nous manquons de recul. Et si Jean-Marc Lamunière a traversé en effet plusieurs écritures bien repérables, nous avons pour le moins hérité de sa génération, de lui en particulier, une attention pour le contexte : plutôt que considérer le site comme terrain à bâtir quelconque, c’est un lieu précieux, avec son passé et son identité, dont l’architecte est responsable. Voilà l’exigence qu’ils nous ont transmise et que nous avons gardée, ce n’est pas banal. Parce que chez les architectes, il n’est pas évident de conserver un héritage ! Pour caricaturer, les générations d’architectes se succèdent plus ou moins tous les dix ou douze ans et les passages sont assez sanglants : tout-à-coup le style précédent devient tabou, ringard, etc.

Des bâtiments récents de Jean-Marc Lamunière semblent d’ailleurs bien esquiver ces jugements stylistiques, par exemple la serre du Jardin botanique qu’il dessinait à l’époque où nous suivions ses cours. En piquant en douce les crayons de couleur de sa fille cadette, il s’en vantait avec jubilation et le plaisir du dessin anime toute la réalisation. Construction légère, référence limpide aux serres britanniques du XIXe siècle, sans gêner la visite de la verrière et des plantes. Je crois que cette serre figurera parmi les œuvres intéressantes de cette période.

La serre du Jardin botanique de Genève en 1986, (Editions Jaeger Genève/Jean-Marc Lamunière)

Le Lignon de Georges Addor est-il un modèle de densification novateur pour l’époque, où on trouve un peu de tout à l’image de la Cité radieuse de Le Corbusier, un projet d’une architecture unique à Genève ?

Guy Nicollier : Je ne connais pas bien le projet du Lignon dont j’admire la maîtrise de la composition urbaine et la remarquable écriture architecturale. Cette gigantesque opération immobilière réputée l’une plus des plus grandes d’Europe fonctionne encore aujourd’hui. Ce qui est remarquable et unique est qu’aujourd’hui encore elle soit encore plébiscitée par une certaine frange de la population et ne soit pas devenue un ghetto, contrairement à d’autres « cités » qui sont devenues des taudis ou des lieux de ségrégation. Par quelle alchimie Addor est-il arrivé à ce succès ?

Visiblement, l’architecture a su accompagner un programme intelligent. Un usage intelligent. Ce n’est pas l’architecture qui résout tout. C’est d’abord la volonté d’un maître de l’ouvrage, ici éclairé, et ensuite un assemblage d’usages, d’utilisateurs, une certaine complexité sociale qui est mise en place, de telle sorte que ça fonctionne de manière pérenne.

Addor plie la « monstre barre » pour en fractionner l’échelle, pour multiplier les orientations et les les relations au contexte. Il divise l’immeuble en sous-éléments, en immeubles qui ont chacun leurs entrées. Il multiplie des parcours grâce aux coursives et distribue habilement les programmes. Cela contribue certainement à une certaine individualisation de la perception de l’habitant et à l’identification de son logement.

La construction du Lignon de Georges Addor en 1969 (Emile dit "Mick" Desarzens/Bibliothèque de Genève)

François Jolliet : Les objets sur lesquels vous nous interrogez, des grandes figures, sortent quasiment de notre quotidien. Le Lignon reste une exception : un projet avec un impact géographique, les vues aériennes sont révélatrices. Dans les mêmes années, la Siedlung Halen de l’Atelier 5 à Berne surplombe l’Aar, tout en horizontalité avec des terrasses insérées dans la pente. Le Lignon joue aussi avec le fleuve, mais verticalement, en accentuant la dénivellation avec le Rhône très encaissé. C’est une échelle gigantesque. Et notre génération, avec son intérêt pour la « ville historique », pouvait se montrer très critique face à des projets dominant pareillement le territoire. Même si les architectes tessinois, les Botta, Snozzi, Galfetti invités à enseigner dans nos écoles et qui nous influençaient, rêvaient beaucoup à l’échelle territoriale…

Une réalisation emblématique de l’époque, une référence pour les Tessinois justement, était l’Université de Cosenza de Vittorio Gregotti, en Calabre. C’est un viaduc à flanc de coteau qui traverse plusieurs vallons et relie les différents bâtiments des facultés fondés en contrebas. Sur le thème territorial, mais d’une manière ironique et distancée, on trouve dans les années 60 -70 des projets « néo-futuristes », Archigram à Londres et Superstudio à Florence. Dans ses cours d’histoire de l’architecture, Jacques Gubler nous montrait leurs incroyables photomontages d’immenses bâtiments kilométriques embrassant tout Manhattan ou alors compartimentant des collines boisées à l’infini. Des visions consciemment critiques, terrifiantes et magnifiques, toujours sous un ciel radieux. Idéalisées, évidemment inconstructibles, complètement ironiques. Au Lignon, on a l’impression que Superstudio a construit une de ses utopies, il faut se pincer, ça tient de l’hallucination… Que cet OVNI fonctionne, qu’il soit même un quartier agréable sous bien des aspects, n’est pas le moins surprenant…

Guy Nicollier : Mais c’est un bâtiment qui joue avec son site et ne contredit pas le territoire.

Le Lignon en 1968 (Robert Collet/Aurélien Matti)

Cela pourrait être refait aujourd’hui ?

Guy Nicollier : Oui, on planifie aujourd’hui des quartiers aussi grands que le Lignon, par exemple les Plaines du Loup à Lausanne, le quartier de la gare de Morges ou encore les communaux d’Ambilly à Genève… Par contre, on parle aujourd’hui d’écoquartiers, on cherche d’emblée la diversité architecturale, l’épannelage des volumes, la mixité des fonctions...

En terme de densité, sans connaître exactement celle du Lignon , il me semble qu’on réalise aujourd’hui des opérations immobilières encore plus denses. Mais pas de manière aussi unitaire ! Seul l’avenir nous dira si le modèle « pittoresque » à l’oeuvre aujourd’hui fonctionnera aussi bien que le Lignon !

François Jolliet : Oui, le Lignon est aujourd’hui très reconnu. Et pour la densité, disons qu’il y a des projets sur le fil du rasoir et, suivant les pressions du promoteur, ça peut commencer à couper. Quand on considère par exemple les logements de Bakker & Blanc à Sébeillon et les exigences de son promoteur, le résultat frise cette limite et c’est d’ailleurs un grand intérêt de cette opération, dans tous les sens du terme.

Guy Nicollier : Tu parles du promoteur, mais au-delà c’est le politique, c’est notre société. Pour caricaturer, pendant trente ans, on a peu développé en Romandie, par absence de volonté politique et d’intérêts des grands investisseurs. Ils s’intéressaient à Zurich, à Bâle, à l’autre bout la Suisse. Pendant près de trente ans, notre région a subi un manque de politique et de planification urbaine, alors que la pression immobilière et la carence de logements restaient vives… Puis dans les années 2000-2010, les choses se sont détendues sous l’effet d’une conjonction politique et de l’intérêt grandissant des grands investisseurs suisses. Tout à coup les CFF se disent « nos friches romandes, qu’est-ce qu’on en fait ? ». Alors qu’ils ont déjà énormément valorisé leurs terrains à Zurich, Bâle ou Lucerne, ils se rendent compte qu’en Suisse romande, il y a de gros débouchés… Ils lancent des projets et tout le monde se réveille : on se remet à dessiner les centres villes et à refaire du projet à grande échelle. C’était il y a dix ans : aujourd’hui c’est planifié.

François Jolliet : Davantage de continuité, de cohérence en Suisse alémanique ? Est-ce que, chez nous, l’application du modèle atteint la même qualité ?

Guy Nicollier : En Romandie, l’absence de grands projets pendant 30 ou 40 ans a eu pour effet collatéral une perte du « savoir-faire de la ville ». Perte non seulement chez les architectes et urbanistes, mais perte aussi chez les édiles, les politiques et naturellement chez les citoyens. On a perdu l’idée qu’une ville est toujours en mouvement et que ce mouvement est l’objet d’une culture qu’il faut entretenir. Il y a une attente énorme lorsque dans les années 2000 réémergent les premiers grands projets en Romandie. On y place énormément d’espoirs, alors qu’on commence à réinventer la fabrique de la ville… Typiquement Sébeillon et les Plaines du Loup à Lausanne devaient à la fois répondre à la carence de logements par une forte densité, mais être aussi écologiques, économiques, sociaux, participatifs… Les solutions retenues et réalisées sont au fond assez traditionnelles, assez fin XIXe …Je me réjouis des commentaires et bilans dans vingt ans.

François Jolliet : Le Lignon est d’ailleurs arrivé peu avant que la redécouverte du modèle urbain fin XIXème s’impose. On peut mentionner que les « années post-modernes » (avant 2000) ont voulu réhabiliter une lecture de la ville traditionnelle. Guy et moi avons par exemple été assistants de Bernard Huet, professeur à Paris, invité à l’EPFL, rédacteur d’Architecture d’aujourd’hui au début des années 70. Le titre d’un de ses livres « L’architecture contre la ville » est révélateur : il était très critique sur les grands gestes architecturaux. Il aurait hurlé sur le Lignon, je pense… Le discours de notre professeur sur la ville était alors largement partagé, je suppose aussi par un Jean-Marc Lamunière, et vécu comme redécouverte légitime, après des décennies de soi-disant « table rase », expression péjorative. Le style post-moderne de cette génération a été banni à son tour, mais, comme on l’a dit, beaucoup de leurs enseignements plus profonds sur la ville ont survécu et alimenté notre substrat, plus ou moins en souterrain. En regardant toutes sortes de réalisations actuelles, des fragments ou des principes semblent continuer d’affleurer.

On l’a dit, cet enseignement particulier sur le contexte a recouvert les réflexions précédentes. Dont le Lignon faisait partie : ce n’est pas un hasard s’il apparaît aujourd’hui décalé, d’un autre monde, d’un autre temps, du coup intéressant… Décalage qui, à mon avis, rend impensable une opération sur le même modèle, surtout à Genève où tout processus est devenu tellement policé. Mais comme vision à long terme, comme critique implicite des projets actuels, écoquartiers ou autres, il reste très intriguant, voire inspirant. Son efficacité constructive et sociale questionne nos hypothèses actuelles. Ou disons plutôt nos préjugés ?

Le Lignon, vue aérienne pour carte postale (Editions Jaeger/Bibliothèque de Genève)

Admettons qu’on soit en 2022 et qu’on vous demande de travailler sur un projet équivalent, qu’est-ce que vous gardez, qu’est-ce que vous changez, qu’est-ce qui aurait le plus de chances de passer auprès de la population ?

Guy Nicollier : Impossible de répondre à cette question. La tour, je ne sais pas si ce sera la bonne réponse à ce moment-là pour cette question bien précise. C’est du cas par cas, on fait toujours du sur mesure. La leçon de la Taoua, c’est le fonctionnement de la Cité. Le fonctionnement politique, le fonctionnement citoyen, toutes les démarches qui sont autour des projets d’envergure. Le débat est vif, dur et parfois très direct. Pour PONT12 c’était la première fois qu’on avait un dessin publié dans la presse quotidienne, exposé à la critique, puis au vote populaire… C’est rare dans la vie d’un architecte et c’est un honneur en même temps. Ces leçons nous ont beaucoup aidé dans la campagne du Théâtre de Carouge, dont le crédit de construction a été soumis au peuple.

La Tour votée par la peuple en 2013 à Chavannes-près-Renens est un projet étonnant. On a vendu une tour écologique qui ne l’était pas. A-t-on eu assez de clarté sur le projet ? L’historien de l’architecture Bruno Corthésy ne croit pas que ce soit le cas, vous en pensez quoi ?

François Jolliet : Cette tour, je la fantasme un peu « Superstudio » : une filiation italienne avec goût prononcé pour des projets territoriaux jouant avec une idée de nature.

Guy Nicollier : Les citoyens ont accepté un plan d’urbanisme illustré par un volume un peu abstrait, éthéré sur les perspectives du dossier. Ce n’est qu’après le vote que les images flatteuses du projet plus ou moins écologique de tour de Stefano Boeri ont été montrées. Ceci dit, au moment du vote, les promoteurs ont fait un gros travail de porte à porte. Une vraie démarche de rencontre personnelle des gens, une campagne à succès. Pour compléter le tableau, je dirais que Taoua avait déjà joué le brise-glace ou d’arbre qui cache la forêt... Pendant que tout le monde regardait et s’excitait sur la tour Taoua, les projets de tour à Chavannes-près-Renens et du quartier de Maillefer à Lausanne se débrouillaient mieux.

La Tour Taoua à Beaulieu rejetée de peu par le peuple lors d’une votation en 2014 (PONT12)

François Jolliet : Taoua, comme tu l’as dit tout à l’heure, pose la question de comment la densité, voulue par le maître de l’ouvrage, rencontre un contexte. Et la réponse gagnante dans ce concours, le jury a estimé que c’était en tous cas la réponse gagnante, c’était de partir en hauteur, entre autres pour dégager le sol tout autour, offrir des parvis. Et nous n’étions pas les seuls concurrents à tenter cette réponse, assez logique dans le contexte du site et du concours. A propos de densité, il y a une interview de Bruno Marchand (architecte diplômé de l’EPFL), un excellent collègue avec qui j’ai étudié. Sur Taoua, il parle du symbole et de la densité, si je me souviens bien. Que la densité peut être obtenue de différentes manières, notamment aussi en couvrant le sol, solution à privilégier dans certains contextes. Qu’en choisissant la hauteur pour obtenir cette densité, on fabrique un symbole, une réponse plus manifeste qui attire l’attention et donc potentiellement la contestation.

Avec Taoua, on se trouve sur un gradin du coteau. La tour présente un impact assez fort sur le territoire, nous l’assumons. Et nous avions joué avec le « replat » de Beaulieu pour résoudre cette émergence de la meilleure manière possible, tout en manifestant fortement la « marque Beaulieu » dans Lausanne. Un rôle de repère auquel Tschumi avait d’ailleurs pensé avec sa tour de 600 mètres jamais construite... Le Comptoir suisse de Beaulieu a-t’il jamais eu l’importance internationale à l’échelle de ce geste énorme? Taoua travaillait à une toute autre échelle, bien inférieure, avec des programmes qui contribuaient au dynamisme des activités. La disparition du projet a-t’elle accentué la perte de vitesse du site ? Selon ses convictions, chacun peut bien sûr considérer Taoua à sa manière, soit comme une occasion manquée, soit comme une erreur. Au carrefour du référendum, Lausanne a opté de justesse pour un autre chemin, faut-il en déduire que « la tour avait tort » ? Inversement, aurait-elle eu raison si le vote l’avait légitimée ? L’ironie du sort, une partie très serrée… Il reste que nous croyons encore et toujours à la hauteur, d’ailleurs assez limitée, comme solution spécifique et cohérente au problème qui nous était posé.

Nous avons beaucoup débattu avec nos adversaires, c’était d’ailleurs fair-play. Une de leurs critiques portait sur le programme : la masse des commerces, bureaux et logements demandée, une donnée technique et politique sur laquelle nous autres architectes n’avions aucune prise. En revanche, les attaques les plus infondées sur Taoua visaient sa consommation énergétique : des préjugés très généraux, rien à voir avec notre projet. La concentration résultant de la densité, dans un bâtiment comme dans un quartier compact, offre de toute manière une efficacité écologique et nous l’avions bien saisie. En évitant soigneusement les grandes surfaces vitrées et leurs surchauffes estivales. Bref, la densité était résolue en hauteur et elle avait ses avantages.

Ensuite, le chapitre « débat sur la place publique ». On peut distinguer la trajectoire de PONT12 par rapport celle des autorités. Nous étions bien reçus par nos adversaires, nous gardions généralement le sourire, eux aussi. Mais ils étaient plus fumasses et agressifs dans leur bagarre avec les autorités, probablement perçues comme plus hiératiques et rigides. Ce vote reste une expérience ; personnellement, ni le premier ni le dernier référendum puisqu’il a fallu plus tard voter sur le théâtre de Carouge. En fait, je me suis engagé à fond dans six campagnes référendaires au total. Le score personnel est match nul, à trois partout. Ces expériences « on perd, on gagne » sont intéressantes. Même si pour Taoua, il a fallu digérer...

Guy Nicollier : C’est facile à dire avec le recul quand on sait ce sont devenus le centre de Beaulieu et ses institutions. A ce moment-là, le sens d’un grand centre de foires et congrès en plein Lausanne était déjà mis à mal. Les investisseurs et le politique ont voulu voir dans ce projet de construction le salut de la Fondation de Beaulieu et de son lieu d’exposition. Tout à coup, c’était la solution : la Taoua, ou tout autre bâtiment qui aurait gagné le concours, allait résoudre les problèmes de la Fondation. Il fallait que cette tour soit écologique, sociale, rentable, durable… bref toutes les qualités et même plus : cette tour devait tout résoudre. C’était la Tour de Babel, elle était peut-être destinée à s’effondrer… Il y avait une telle charge émotionnelle, un tel espoir politique, d’autant que c’était le premier vote populaire sur un projet urbain depuis quelques années à Lausanne.

François Jolliet : Je ne souscris pas à une fatalité condamnant Taoua sans rémission dans tous les cas de figure. Oui, les conditions de base étaient précaires. Oui, le politique a beaucoup investi dans cette construction. Mais était-il possible que Taoua soit reconnue des Lausannois-es ? Ma réponse c’est « on ne sait pas » parce que nous ne l’avons pas construite. Je suppose au contraire que nous aurions abouti à l’habituel amour-haine, comme celui des Milanais pour leur incroyable Torre Velasca qui est autrement plus violente... devenue un repère familier, partie intégrante de la ville. Taoua, bâtiment remarquable, aurait parfaitement pu faire partie du patrimoine protégé dans deux ou trois générations. Et pour la métaphore Tour de Babel, ne pas parler la même langue que nos collègues, nos amis, la population : mais voyons, au-delà de Taoua, c’est toute la société qui est devenue une tour de Babel !!! On doit faire le deuil d’un langage unique, commun entre architectes, partagé avec le public. Il y a plusieurs langages, c’est un fait, pas forcément négatif. Nos contemporains sont capables d’apprécier les constructions et notamment dans les autres pays ; généralement, on adore New-York, d’ailleurs. Mais les moments de reconnaissance collective, il vaut mieux les envisager comme une exception, un cadeau parce que, oui, nous ne renonçons pas à nous faire comprendre dans un bâtiment.

C’était assez cruel à Taoua, se rendre compte que beaucoup de celles et ceux qui semblaient partager plus ou moins nos valeurs, eh bien allaient peut-être voter contre nous. Notre collègue Antoine Hahne disait : « Je peux les reconnaître. Celui qui a voté non ou celui qui va voter non, je sais…». Situation paranoïaque idéale… Mais c’est aussi cette ambiguïté qui nous rapprochait de certains opposants. Lesquels nous ont même encouragés pour le référendum suivant à Carouge, gagné cette fois-ci contre l’extrême-droite, le MCG. Idéologiquement, lutter contre des populistes genevois était beaucoup moins cruel que débattre de notre Tour de Babel lausannoise. Et puis ces expériences amènent des réflexions sur l’architecture, sur la compréhension de l’architecture.

La Toua, symbolisée par ces ballons flottants à 85 mètres en 2014 (photo Sylvie Bazzanella)

Guy Nicollier : A y être intimement exposés au travers de nos projets, nous avons beaucoup appris sur le mécanisme politique. Mais au fond, l’architecte et ses projets ne sont que l’objet du jeu politique. Notre force est d’apporter des idées, des solutions, des arguments réels et tangibles.

François Jolliet : Parallèlement, on s’est rendu compte que dans les référendums, il fallait y aller à fond. L’enseignement de Taoua en particulier, c’est qu’il ne faut avoir peur de rien, ni des politiciens, ni du public qui nous accepte finalement bien. On va peut-être commettre l’une ou l’autre erreur, au pire nuire marginalement à la campagne, mais le bénéfice est tellement prépondérant en s’impliquant que le risque est presque négligeable.

Guy Nicollier : C’est le côté militant ça. Nous sommes contributeurs de la construction, du bâti et de l’environnement bâti, bien sûr l’objet du politique et donc l’objet du peuple. C’est quand même le peuple qui à la base décide ce qui va se faire et ne pas se faire. Et c’est le politique qui le représente. On est l’objet du politique et ça ne veut pas dire qu’on n’est pas des acteurs. Chaque projet est un acte politique. Après ça monte aux barricades comme vient de le raconter François, le côté militant, on y va à fond. Mais d’abord il y a un projet ! Après, on est capable de le pousser aux extrêmes. S’il faut monter sur les barricades, on le fera.

François Jolliet : Être au front, c’est aussi notre droit. C’est comme l’écologie, l’homme n’est pas à l’extérieur de son environnement. On a un projet, forcément dans un biotope politique et, à moment donné, on a le droit et la possibilité de le défendre à fond. Des collègues m’ont posé une question éthique : était-il correct de s’engager alors que nous défendions nos intérêts ? Cette objection, dans la rue, je l’avais toujours en tête. À tout moment, j’attendais que mon interlocuteur m’arrête et m’accuse de partialité, de manipulation. A Carouge, je l’attendais d’autant plus que le débat était virulent, que les opposants du MCG, bien populistes, détestaient l’idée d’un nouveau théâtre. Eh bien, la situation ne s’est présentée qu’une seule fois sur des centaines ou des milliers de discussions. C’était devant la Migros, un quidam plutôt opposé à notre projet m’interrompt et me dit : « Finalement, vous êtes qui ? ». « Je suis l’architecte, voilà ma carte ». Lui : « Mais finalement c’est votre intérêt de défendre ce truc ! ». « Absolument, vous avez raison Monsieur… ». Je me suis dit, voilà, c’est enfin arrivé, il va contester ma légitimité - il a d’ailleurs absolument le droit de le faire - et même me traiter de manipulateur. Et il me répond : « Ah bon, c’est bien ça, j’aime bien ça, défendre son projet ». Il était de l’autre bord et, peut-être justement pour cela, sa réaction fair-play me touche encore aujourd’hui ! Reconnaître que j’avais droit au débat, y compris comme architecte du projet.

Bref, notre place politique, j’y crois réellement, même dans des situations à ce point en porte-à-faux. J’entends de la part de collègues, volontairement en dehors du lot, qu’il faut éviter de s’impliquer, que ce serait de la manipulation : ce n’est pas du tout mon point de vue.

Propos recueillis par David Glaser

Pour consulter la première partie de l’entretien : cliquez sur ce lien

Pour écouter notre podcast « Balade au pied des tours de Bâle avec l’historien de l’art Jacques Gubler », cliquez ici.

Pour toutes informations supplémentaires : www.pont12.ch

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14 mai 2021
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