Repérage
Cécité et image mentale

Cécité et image mentale

1 janvier 1986
Inconnu
Monique Ekelof-Gapany

De 1975 à 1988, j'étais psychologue au Centre Pédagogique pour Handicapés de la Vue, à l'avenue de France, à Lausanne, qui s'appelait encore, jusque dans les années 1970, l'Asile des Aveugles.

Durant cette période, je me suis intéressée au développement de la représentation mentale chez l'enfant aveugle. J'ai retrouvé dans mes rangements cette ancienne carte qui représente une leçons de zoologie, à l'Asile des Aveugles, vers 1910.

Elle est un touchant témoignage de l'effort pédagogique entrepris au début du 20ème siècle en faveur des handicapés de la vue.

1. L'Asile des Aveugles

L'Histoire, c'est aussi celle, à l'intérieur d'un pays ou d'une région, de ses moins favorisés.

L'Histoire de la Suisse Romande est jalonnée de faits, souvent restés très discrets, de l'aide aux personnes handicapées.

A Lausanne, dès le XVIIIème siècle on s'intéresse au sort des aveugles.

La Fondation de l'Asile des Aveugles est créée en 1843 par la noble dame Elisabeth de Cerjat (1769-1847), le célèbre médecin Dr Frédéric Recordon et le généreux financier William Haldimand.

La "Gutenberg braille", première Bible en braille, comprenant 32 volumes, fut imprimée entre 1860 et 1866 à Lausanne en 255 exemplaires - un exploit mondial

Exemple de la première impression en Braille de la bible, avec des caractères en plomb, faite à Lausanne en 1860.

Photos MEB

Une bible en Braille pèse 45 kg, et utilise 4 m de rayonnage...

Mission évangélique Braille MEB2. Des images à l'usage des aveugles : les débuts de l'image tactile

Depuis la fondation des premiers établissements d'enseignement aux jeunes aveugles, Valentin Haüy (Paris 1784), J. W. Klein (Vienne, 1804), W. Haldimand et J. Cerjeat (Lausanne 1843), une des préoccupations constantes des pédagogues est d'offrir un support perceptif aux apprentissages scolaires.

En 1886, Martin Kunz, directeur de l'Ecole des aveugles d'Illzacher, près de Mulhouse, édite le premier Atlas pour aveugles et quelques années plus tard sortent de ses ateliers des images pressées dans du carton, représentant, en relief, des animaux, des plantes, des objets divers à l'usage des cours de Sciences Naturelles chez les aveugles.

Image tactile : Sciences naturelles M. Kunz 1886

Image tactile: Physique M. Kunz 1886

Ces images sont accompagnées d'une didactique d'enseignement.

Mais ces images, à l'usage des aveugles demeurent encore une traduction fidèle et naïve des images des voyants, traduites en images tactiles…

3. Image mentale et cécité : quelques aspects du développement du symbolisme chez le jeune aveugle.

Lorsque j'ai commencé, dans les années 1980, à demander aux enfants aveugles de dessiner en relief, à l'aide d'une planchette permettant de dessiner en relief, j'ai remarqué que leurs réticences premières provenaient de leur entourage voyant, pour lequel, faire dessiner des aveugles n'avait aucun sens, puisqu'ils ne pouvaient pas voir…

Planchette Dycem

M.E-G.- « Dessine-moi quelque chose, veux-tu ? »

G.- (10 ans, aveugle de naissance) « Je ne peux pas dessiner, je suis aveugle… les aveugles, ils ne dessinent pas, les dessins, c'est réservé à ceux qui voient… »

M.E.G.- « Essaie quand même… »

G.- « Alors, je voudrais dessiner un camion…

voilà, le volant, le capot, les portières, les roues et le toit… »

Jo, 10 ans : « Je vais dessiner une voiture… »

« 1) les 4 roues, 2) la carrosserie 3) le volant 4) les fenêtres 5) les portières 6) le toit »

N. 12 ans : «Une voiture, c'est facile!»

Cette voiture, dessinée par N. 12 ans, sera reconnue sans difficulté par l'enfant, quelques semaines plus tard.

Pourquoi favoriser le développement du dessin chez l'enfant aveugle ?

Le dessin exige de l'enfant aveugle une réflexion sur les objets quotidiens et sur le réel physique qui l'entoure et dont il n'a, le plus souvent, qu'une connaissance verbale.

ME.G.- « Un vélo, tu connais ? »

Go.-10 ans:-« Oui, je fais des fois du vélo, avec mon papa .»

ME.G..- Tu peux m'expliquer comment c'est, un vélo ? »

Go.- Le vélo d'homme, il a une selle plus longue que le vélo de dame…le vélo d'homme est plus grand et il va plus vite, il est plus bas que le vélo de dame.

Tous les vélos ont deux roues derrière et une roue devant. Il y en a qui ont quatre roues...des rayons…il y en a deux par roue. »

M.E.G.- « Tu peux me le dessiner ? »

L. 8 ans*:- « Un vélo ? Facile… deux roues, une en avant, une en arrière, il y a une selle au milieu, un guidon et une sonnette sur le guidon, au milieu, il y a les pédales… »*

Dans le premier cas, l'enfant ne parviendra pas à identifier son dessin, quelques semaines plus tard alors que dans le second cas, L.8 ans, retrouvera immédiatement ce qu'il a dessiné.

Les éléments du premier dessin sont hétérogènes, juxtaposés. Au contraire, dans le second dessin, il y a une coordination des éléments entre eux et une utilisation du vocabulaire spatial : devant, derrière, au milieu, sur, témoignant d'une remarquable maîtrise du réel chez cet enfant, aveugle dès l'âge de 2 ans.

L'image reproduit la réalité de façon schématique et favorise la fixation de l'information chez le jeune aveugle. Au travers du dessin s'ouvre la problématique des relations spatiales des objets et de leur représentation.

Les quelques dessins présentés ici montrent:

1) Que la représentation mentale des objets chez l'enfant aveugle suit les mêmes étapes que celle de l'enfant voyant, avec quelques années de décalage.

2) Que les jeunes aveugles, outre la nécessité pour eux d'intégrer des représentations issues du milieu des voyants, sont capables de produire leur propre symbolisme imagé, en donnant la priorité à des caractéristiques spatiales de proximité ou d'orientation, alors que chez l'enfant voyant, l'aspect perceptif visuel est dominant.

Les dessins du parapluie illustrent ici cette prévalence du toucher et de la proximité chez l'aveugle.

Si l'on demande à un enfant voyant de dessiner un parapluie on aura souvent un dessin où le parapluie est vu de l'extérieur. Les baleines sont dessinées, par rapport au manche du parapluie, de haut en bas.

Dessins d'enfants voyants

Alors que chez l'enfant aveugle, ce qui compte, c'est la proximité des baleines saisies de l'intérieur du parapluie, comme on les sent lorsqu'on se trouve à l'abri, sous un parapluie…ce qui relativise la logique de notre primat perceptif visuel !

Dessins d' enfants aveugles Chr. 7 ans, Rem.12 ans, Lou.10 ans

Le parapluie, chez l'enfant aveugle, est représenté par les baleines divergentes du manche qui rejoignent celles du dessus qui tend le tissu. C'est un parapluie dessiné à partir de quelqu'un qui le porte, qui est au-dessous.

Ici, nous avons un exemple caractéristique d'une prévalence du toucher sur le voir dans le dessin de l'aveugle.

Il nous a paru important de développer chez l'enfant aveugle les conduites d'imitation car l'imitation n'est jamais une copie directe du modèle. L'enfant aveugle assimile des éléments nouveaux pour en faire une création personnelle.

A partir des années 1990, une importante littérature tactile pour les jeunes voit le jour.

*

Livres tactiles pour jeunes aveugles. Projet Comenius*

En explorant mutuellement leurs dessins, enfants aveugles et enfants voyants échangent leur description du monde. Les enfants voyants apprennent ainsi à relativiser l'importance des informations visuelles de l'image, souvent privilégiée au détriment d'autres informations comme, l'intérieur des choses, l'épaisseur de la matière, les changements d'orientation.

A leur tour, les enfants aveugles réalisent que l'image n'est pas une donnée magique et toute puissante, réservée aux voyants. L'image a ses propres limites, le dehors cache le dedans, le dessus masque le dessous, le mouvement , nécessairement, est figé.

Il s'étonne de découvrir chez son camarade voyant l'image d'une maison qui n'est que façade, qui n'est qu'extérieur : fenêtres, toit, cheminée, porte, alors que, pour lui, la maison, c'est surtout un espace intérieur où se concrétise l'image d'habiter…

C'est dans l'art moderne, dans la peinture, la littérature que le symbolisme imagé développe sa dimension universelle. Laissons la parole à Rilke qui approche merveilleusement l'image d'une maison qui pourrait être celle d'un aveugle.

«Je n'ai plus jamais revu par la suite cette étrange demeure ...Telle que je la retrouve dans mon souvenir au développement enfantin, ce n'est pas un bâtiment ; elle est toute fondue et répartie en moi ; ici une pièce, là une pièce, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pièces, mais est conservé en soi, comme un fragment. C'est ainsi que tout est répandu en moi : les chambres, les escaliers, qui descendaient avec une lenteur si cérémonieuse, d'autres escaliers, cages étroites montant en spirale, dans l'obscurité desquelles on avançait comme le sang dans les veines...»

Les cahiers de Malte Laurids Brigge R.M.Rilke

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  • Sylvie Bazzanella

    Un beau, touchant document. Institution si remarquable qui demeure de nos jours, plus qu'indispensable. Avez-vous connu Jackie ? (je suis confuse mais j'ai oublié son nom) cette personne était employée au sein de cette Fondation.

  • Monique Ekelof-Gapany

    Oui, j'ai bien connu Jakie Gélard, elle était enseignante spécialisée dans cette Insitution. Elle vit actuellement dans le sud-ouest de la France, d'où elle est originaire...

  • Richard Mesot

    Très beau document !

  • Sylvie Bazzanella

    C'est bien Jackie Gélard, merci Monique. Nous avons partagé de beaux moments ensemble, au sein d'un groupe d'amis, voici bien longtemps...

  • Monique Ekelof-Gapany

    Comme c'est sympathique d'avoir ce retour, merci!

  • Sylvie Bazzanella
  • Martine Desarzens

    Cette activité de la recherche du développement de la représentation mentale chez l'enfant aveugle est très importante ! Il m'est arrivé d'être auprès de jeunes enfants aveugles en garderie; la manière de l'enfant de toucher l'objet puis de le commenter m'a toujours impressionné; je sais que l'Asile des aveugles à Lausanne fait un travail remarquable avec les enfants et les familles.

  • Pierre-Marie Epiney

    Je trouve cette image très émouvante. C'est pourquoi je l'ajoute à mes photos favorites. Merci du partage.

  • Coralie Clavier

    Bonjour et merci pour ce beau témoignage. Je travaille actuellement sur un article ayant pour thème la lecture et la cécité. J'aurais aimé ajouter votre article à ma bibliographie et insérer la photographie du dessin de la voiture de Jo en exemple dans mon texte en vous citant bien naturellement. Seriez-vous d'accord pour m'autoriser à utiliser votre travail ? Je reste à votre disposition pour en discuter si besoin, Bien cordialement, Coralie Clavier

  • Françoise Clément

    A noter que l'Asile des Aveugles fête ses 175 ans en 2018 et inaugure dans quelques jours une exposition intitulée Vision(s), qui retrace, notamment, l'histoire de cet établissement mais aussi les avancées dans l'accompagnement des personnes atteintes de cécité: des documents d'archives retracent l'histoire de cet institut (Fonds de l'Asile des aveugles, déposé au Musée historique de Lausanne). Plus d'infos ici: http://www.ophtalmique.ch/fondation-asile-des-aveugles/actualités/exposition-vision(s).aspx

  • Renata Roveretto

    Chère madame Monique Ekelof-Gapany,

    merci pour votre partage et voici encore un lien vers :

    ophtalmique.ch

    Amicalement Renata