Réflexions au fil de l'eau de la meunière de colmatage

23 septembre 2024
Philippe Chappuis

La Plaine de Martigny dans les siècles passés et ses meunières ont fait l'objet d'un magnifique travail de Marianne Carron et c'est grâce à elle que ce domaine qui m'était inconnu devint une réalité d'une grande richesse, géographique, géologique, sociologique et historique.

Ainsi, découvrant sur la carte Siegfried, datée de 1912, l'indication, au pied du Mont Chemin, de meunière de colmatage, j'ai été pris d'une grande curiosité et tout d'abord d'une interrogation sur le terme colmatage auquel j'attribuais un sens tout à fait prosaïque de bouche-trou et dans ce cas parfaitement inapproprié.

Dans mes recherches, tomber, grâce à Rerodoc, sur le texte de Philippe Farquet " Les Marais et les Dunes de la Plaine de Martigny" (1922) fut très fructueux, trouvant dans ses lignes un développement de ce sujet intitulé "Le colmatage et la disparition des marais et des dunes"

Le 5 mars 1814 eût lieu un événement qui devait marquer le point de départ du dessèchement de la plaine. Ce fut le premier partage des biens des cinq communes de Martigny. Il y fut stipulé que les communes de la plaine, étant donné la plus value de leurs terrains, seraient seules chargées de l'endiguement du Rhône. Ce partage eut d'heureux résultats. Les communes de la plaine ne furent plus contrariées dans leurs projets, par celles de la montagne, qui, ne souffrant pas de l'ancien état de choses opposaient à toute initiative la force d'inertie.
Quelques années plus tard survint la catastrophe du Giétroz, qui, le 16 juin 1818 couvrit la plaine de ruines. Ce désastre eut pourtant, au dire de Bridel, un côté inattendu ... et. même bienfaisant, car l'énorme masse d'eau qui couvrit la plaine au loin, colmata une partie des marais du Guerset en y déposant une épaisse couche de limon.
En 1821, le tracé de la nouvelle route cantonale, qui passait
au milieu de la zone marécageuse, avait offert des possibilités de travail en facilitant les communications. En 1822 l'ingénieur Ignace Venetz creusait la meunière qui longe la route cantonale à partir de la Moyaz (vis-à-vis de la gare CFF.) jusqu'à la Pointe. Cette meunière avait un double but: l'arrosage des biens de cette partie du territoire et le colmatage des marais de la Pointe. La même année, 9 janvier, le Conseil envisageait le dessèchement des Gouilles du Guerset par colmatage au moyen du bisse du Pied de Chemin qui aurait été prolongé jusqu'à Charrat, avec des embranchements ( serait-ce la Meunière de colmatage ?). Ces travaux une fois commencés ont pu subir des ralentissements mais ils n'ont jamais cessé.

Historique et définition du colmatage

L’eau comme vecteur de matières s'est développée, au moins depuis le XVIIe siècle, dans le but de « construire » des sols agricoles sur des milieux jusque là insalubres ou impropres à l'agriculture. La présence d'un aquifère permanent (marais) provoquant une anoxie (défaut d'oxygénation) de surface ou l'existence de sols grossiers et très filtrants sont, par nature, défavorables aux cultures vivrières. Pour y remédier, il fallait rehausser et bonifier les terrains ce qu'on faisait grâce à un apport de matériaux d'origine alluviale (limons). L'opération la plus courante, appelée à la fin du XVIII° siècle "atterrissements par accoulis ou accoulins" consistait à faire déposer les alluvions fines, par couches successives, sur les terrains à combler en y provoquant des inondations régulières (on trouve ici un équivalent des crues contrôlées qui seront préconisées dans la renaturation). Cette opération a reçu en Italie le nom de colmatage.

Les colmatages avec les eaux limoneuses du Rhône étaient pratiqués dès le début du XIX° siècle en Valais. Dans un récit de voyage effectué dans les Alpes et publié en 1835, le comte Théobald Walsh écrivait:

Les cultivateurs formaient le long du Rhône des encaissements en pierres sèches , hautes de 18 pouces à 2 pieds et de l'étendue qu'ils voulaient donner à leur champ; dans la partie supérieure, ils pratiquaient une ouverture par laquelle arrivaient au moyen d'une saignée, les eaux limoneuses du fleuve qui, retenues dans cette enceinte, y déposaient les terres et les détritus végétaux qu'elles y avaient apportés. Cette méthode est connue dans la Tarantaise sous le nom colmate, de colmare, combler. Dans ces dernières années, des travaux de ce genre se sont multipliés en Valais où ils contribuent à assainir et enrichir le pays .(Walsh, 1835 Voyage en Suisse, en Lombardie et en Piémont)

Le colmatage par des sables de la Dranse, fut aussi développé sur la rive gauche du Rhône. Ces colmatages permirent l’installation de vergers et de cultures d’asperges ; de plus, les canaux d’amenée (les meunières qui semblent antérieures à la carte de 1723) servaient également de canaux d’irrigation pour les prairies (Vautier, Au pays des Bisses 1928). Entre Saillon et Martigny, les zones marécageuses des délaissés du Rhône furent colmatées à partir de 1846 par les matériaux sableux des dunes naturelles qui s’étaient formées avant l’endiguement du cours d’eau par une action conjuguée du Rhône et des vents dominants (Gams, 1916 La Grande Gouille de la Sarvaz et les environs). Après avoir desséché des marais à Viège (Valais) par colmatage artificiel (grâce à un canal élevé de 2 m au-dessus du sol environnant) l'ingénieur Ignace Venetz proposa en 1851 le colmatage des bas-fonds de la rive droite vaudoise du Rhône par un système d’écluses à cheminée qui permettait de prendre les eaux en profondeur, là où elles étaient les plus riches en limon (Venetz, Mémoire sur les digues insubmersibles, sur les écluses à cheminée pour le colmatage, 1851 ). Les premières écluses de ce type furent construites en 1852 et on notait dès la première année une accumulation de 5 pieds (environ 1.50 m) d'épaisseur ; en 1858 Venetz établit aussi un plan pour colmater les délaissés du Rhône sur les territoires de Riddes et Saxon en Valais (Mariétan I., 1953 Le Rhône: La lutte contre l’eau en Valais 1953). Pour éviter la stagnation des eaux de colmatage, Venetz préconisait un fossé d'assainissement entre deux fossés de colmate situé à un niveau inférieur afin que l'eau puisse s'écouler librement pour rentrer plus bas dans le lit de la rivière.

(in Bonifications sols et assainissement des zones humides et alluviales par Jacky Girel 2020)

Revenons à Philippe Farquet, En un siècle (environ de1820 à 1920), conjointement à l'endiguement du Rhône (1ère correction dès 1863), c'est un travail gigantesque qui fut réalisé par les habitants et les communes, recours au colmatage et exploitations des limons apportés par la Dranse, construction de canaux et l'utilisation des dunes à des fins agricoles pour exhausser les terrains conquis sur les marécages métamorphosant cette région, qui, au début du XIXe s., n'offrait aux habitants qu'une zone réduite de pâturages et de terres agricoles et exploitables. La réalisation de barrages réduisait la grande insécurité due aux extravagances de la Dranse et du Rhône. Si Philippe Farquet ne cache pas ici son admiration devant ce monumental travail faisant naître une terre nouvelle, le naturaliste ne peut que constater le bouleversement écologique profond touchant la faune et la flore, et la biodiversité.

Ci-dessous, intéressante image prise par le botaniste Werner Lüdi (1888-1968) probablement depuis le Sé Carro, avec la croupe des Follatères cachant le coude du Rhône. Image correspondant à la réalisation du monumental travail d'endiguement et de podérisation au terme de la 1ère correction du Rhône (1863-1894)

Dans la 1ère moitié du XIXe s. le problème dominant pour les communes était celui des inondations.

Le Rhône a profondément marqué ses riverains par ses nombreux débordements au cours des siècles, avec des conséquences parfois dramatiques. Le Rhône valaisan, comme la plupart de ses voisins alpins et comme lui-même à l’aval du Léman, a été largement domestiqué afin de prémunir les populations locales des inondations. Des aménagements de grande ampleur ont été réalisés dans la plaine valaisanne durant la seconde partie du XIXe s. et la première moitié du XXe s. transformant en profondeur les territoires environnants. Ces grandes phases de travaux visant à garantir la sécurité des personnes et à développer l’exploitation de la plaine sont maintenant regroupées sous les termes de première et deuxième correction du Rhône (respectivement entre 1863 et 1894 et entre 1930 et 1960). Ces travaux d’endiguement systématique font suite à de multiples tentatives, plus ou moins ambitieuses, menées principalement par les communautés riveraines.

Dans le contexte du Petit Âge Glaciaire qui se termine vers 1860, le fleuve s’exhausse et développe des bandes de tressage qui favorisent les débordements, notamment en 1545 et en 1782. Après ces catastrophes, durant lesquelles le Rhône établit de nouveaux tracés, les riverains n’eurent de cesse d’essayer de le repousser dans son lit initial. Ce n’est toutefois qu’après les inondations catastrophiques de 1860 qu’est établi un projet d’endiguement systématique du fleuve et que le terme « correction » semble émerger dans les documents, remplaçant progressivement « diguement » ou « limitation » utilisés jusque-là. Il reste toutefois à réaliser un historique et une analyse textuelle de l’émergence de ce terme et de la persistance de son usage dans les documents d’aménagement, y compris pour qualifier le vaste projet actuel d’aménagement du fleuve, visant partiellement à renaturer le Rhône, et connu sous le nom de Troisième correction du Rhône.

(in La correction du Rhône valaisan au XIXe siècle : un aménagement à fort impact environnemental D,Baud, J.Bussard et Emmanuel Reynard)

Dès la fin du XXe s., l’urbanisation croissante bouscule à nouveau l' équilibre obtenu par la deuxième correction du Rhône, en exposant petit à petit les habitants à un risque d’inondations de plus en plus marqué : 1987, 1993, 2000 en Suisse. Pour y répondre émergent de nouvelles solutions, tenant compte des données écologiques actuelles. C’est le temps des élargissements localisés et de la renaturation, pour redonner un certain aspect naturel au cours d’eau, avec en Suisse, la troisième correction, et en France, le plan Rhône. Côté suisse, les enjeux de restauration passent plutôt au second rang par rapport aux enjeux sécuritaires. De plus, depuis 2020, un panel d’aménagements paysagers sur les berges du fleuve, porté en France par l'Agence Base, ferait du Rhône un nouvel élément identitaire et patrimonial. Le fleuve deviendrait une colonne vertébrale du Valais, avec des promenades et des activités de loisir (buvettes, vélo, observations…) sur ses bords. Ici, la sécurité face aux inondations sert aussi un projet de développement territorial.La situation est loin d’être figée aujourd’hui : en France, le décorsetage en cours du Petit Rhône (recul des digues) fait l’objet d’importantes oppositions de la part des agriculteurs. En Suisse aussi, ces derniers dénoncent un sacrifice de terres au profit de cet élargissement que certains agriculteurs jugent contestable. Faut-il donner des terres au fleuve alors que les surfaces cultivables sont limitées en Valais ? Les associations écologistes trouvent par ailleurs que l’équilibre ne se fait guère en faveur de la nature puisque les nouveaux aménagements risquent de voir s’accroître les pratiques de détente et de loisir autour du fleuve. Sur le fondement d’arguments sécuritaires, il s’agit aussi en Suisse de rendre constructibles des espaces classés rouges (trop exposés au risque). Leur urbanisation serait possible après la troisième correction.

(In Le Rhône, ce fleuve que la France et la Suisse ont largement dompté… à tort ou à raison ? 2021 A.Metzger, A. Brochet, J. Guerrin, R. Morera )

La troisième correction du Rhône avec les nouvelles demandes dans la lignée écologique (renaturation, biodiversité...) entrant en conflit avec d'autres contingences (urbanisation, économie, agriculture, exploitation touristique du paysage...), a de la peine à prendre corps et la décision du Conseil d'Etat du Valais en avril 2024 est pathognomonique des conflits d'intérêt inévitables.

Pour les spécialistes, ingénieurs et hydrologues, botanistes et biologistes, zoologistes et autres familiers de la nature, les 2 corrections du Rhône associées à la construction de la route et de la ligne ferroviaire du Simplon, et la poldérisation intensive de la plaine ont fait apparaître un excès de perturbations érodant la biodiversité et l'hydrologie et un certain nombre d'effets secondaires non prévus ou non pris en compte. La notion écologique de perturbation intermédiaire appliquée dans le cas de la plaine du Rhône à l'action de l'homme (anthropisation) , pourrait servir de gouvernail pour l'obtention d'un consensus équilibré...

Je choisis de terminer ma réflexion par le résumé proposé par Gabriel Bender, sociologue et historien, dans son article, assez malicieux, datant de 2004, intitulé "Corriger le Rhône et les Valaisans : trois siècles de travaux et de débats"

L'encaissement de la vallée du Rhône dans son parcours alpin (environ 150 km du Glacier au Lac Léman) est sa principale caractéristique géographique. Le régime du fleuve, varie fortement en fonction de la rétention nivale et glacière, ceci le classe parmi les cours glaciaires les plus caractéristiques d'Europe. Depuis plus de trois cent ans, divers aménagements ont été réalisés pour se protéger des crues et pour assécher la plaine. Chaque projet met en lumière la dynamique sociale et permet au-delà de comprendre la dimension politique des relations de l'homme à son environnement. Le XVIIIe siècle proclame sans agir, le XIXe siècle est conquérant mais affaibli par ses divisions, le XXe siècle est arrogant tandis que le XXIe siècle accouche d'une version modeste où les ingénieurs suggèrent de rendre au fleuve une partie de son dû.

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23 septembre 2024
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