Le "pilage" des vers

© Auguste Piguet
Sylvie Bazzanella

Par Auguste Piguet, Le Sentier

Il y a de cela soixante-dix ans, mes condisciples de l'école primaire du Sentier décidaient parfois de s'en aller en bande « piler les vers » le samedi après-midi, au bord de l'Orbe. La chose m'intriguait, moi, habitant de la Combe supérieure dépourvue de cours d'eau. On m'expliqua qu'il s'agissait d'enfoncer énergiquement le talon dans la terre molle. Les vers incommodés ne tardaient guère à surgir dans le renfoncement. Il suffisait de les déposer dans une boîte à couvercle. Les pêcheurs, plutôt que de perdre leur temps à se pourvoir d'appâts, achetaient volontiers aux enfants ces beaux gros vers blancs et dodus. Ainsi tout en s'amusant royalement, les gamins se procuraient un précieux argent de poche.

A quand remonte chez nous la pratique du « pilage » ? Au début de la colonisation sans doute, bien qu'il faille descendre jusqu'en 1782 pour rencontrer, dans un verbal du Conseil du Lieu une mention de ce procédé. A cette date, défense fut faite de tirer des vers pour la pêche sur le bien commun. L'opération se pratiquait en grand sur les prés du lac Ter, au grand détriment du fourrage. Libre aux bourgeois d'aller frapper du talon sur leurs propres fonds. Les communes voisines de l'Abbaye et du Chenit prirent-elles de semblables mesures protectrices ? Leurs archives ne m'ont rien appris à ce sujet.

Des étrangers en séjour à la Vallée, vinrent parfois imiter les « pileurs et pileuses » du cru. Tel fut le cas, vers la fin du siècle dernier, de Georges et d'Alexandre Karageorgevitch, fils de Pierre, futur roi de Serbie. Ces jeunes gens, élevés à Genève, passèrent à plusieurs reprises leurs vacances au village de l'Orient. Ils s'associèrent aux gamins de l'endroit, s'initièrent à l'art de « piler les vers », vendirent aux pêcheurs le produit de leur récolte. Désargentés, les jeunes princes purent de cette façon se procurer de beaux et bons deniers.

Après l'assassinat du roi Alexandre Obrenovitch, Pierrre Karageorgevitch monta en 1903 sur le trône de Serbie, sous le nom de Pierre I. Ses fils quittèrent naturellement Genève pour Belgrade. C'est à cette occasion que fut composée une pièce en vers patois.

Alexandre I succéda à son père Pierre I en 1921. Il régna sur la Yougoslavie jusqu'en 1934 où un fanatique l'assassina à Marseille. Peu après ce tragique évènement, le poème patois, traduit librement en français, fut transmis à la veuve du défunt souverain. Celle-ci, touchée de l'attention, fit remercier le versificateur par le consul de Yougoslavie à Genève. Voici la teneur de cette pièce de vers.

Les petits princes

L'était deux petits princes,

Des gamins de douze ans

Venus du bout du monde, du fin fond des Balkans

Du fin fond des Balkans (bis)

L'était deux petits princes

Georges le premier né,

Le second, Alexandre on l'avait baptisé

On l'avait baptisé (bis)

L'était deux petits princes,

Fils de Pierre le Noir,

De Pierre de Serbie, qui plus tard fut grand roi,

Qui plus tard fut grand roi (bis)

Les braves petits princes,

A Genève exilés,

Passaient leur grand'vacances, ici à la Vallée,

Ici à la Vallée (bis)

L'était deux petits princes,

Presque de pauvres gens.

Hélas, dans leur boursette ils avaient peu d'argent,

Ils avaient peu d'argent (bis)

Les braves petits princes

Ont bien su s'en gagner ;

Et se mettre à l'ouvrage vite et sans barguigner,

Vite et sans barguigner (bis)

Les braves petits princes

S'en vont « piler les vers »

Sur les rives de l'Orbe. Ils n'en sont pas peu fiers !

Ils n'en sont pas peu fiers ! (bis)

Les braves petits princes

Les ont tôt revendus,

Aux amateurs de pêche contre de beaux écus,

Contre de beaux écus (bis)

Oh ! braves petits princes,

Il n'est de sot métier ;

A tout, dans ce bas monde, faut savoir se plier,

Faut savoir se plier (bis)

L'était deux petits princes,

Des gamins de douze ans,

Venus du bout du monde, du fin fond des Balkans

Du fin fond des Balkans (bis)

Une mélodie du 18e siècle a été adaptée à ces couplets. Aujourd'hui, le « pilage des vers » tend à tomber en désuétude. La jeunesse ne songe qu'au sport. On serait heureux d'apprendre s'il y eut jamais, hors des étroites limites du Haut-Vallon, des « pileurs et des pileuses de vers ! »

Tiré de : © Folklore Suisse Bulletin de la Société suisse des Traditions populaires - Bâle 1954 - 44e Année

Avec l'aimable autorisation de Monsieur Ernst J. Huber

www.volkskunde.ch

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  • Jean-Luc Aubert

    Pour celles et ceux que le patois intéresse, voici le texte «original» de cette chanson, transcrite par Auguste Piguet. Le piti prinsou 1° Y avaï dôu piti prinsou, Dè valè dè doz’ an ; Dè l’ozé éï venyaïyon, daou fin fon dè Balkan, Dao fin fon dè Balkan (bis) 2° Y avaï dôu piti prinsou, Dzuerdz éïrè lou promyé, Lou séïkon Alèksandrou l’avaïyon bataïyé ; L’avaïyon bataïyé (bis) 3° Y avaï dôu piti prinsou, Hlyè a Pyêrou lou Naï, A Pyârou dè Sèrbîye, k’aïn apréï fu gran ruaï, K’aïn apréï fu gran ruaï (bis) 4° Lè brâvou piti prinsou, A Dzenèv’ègzilâ, Passâvon lou vakansè pèr ik’ à la Valâ, Pèr ik’ à la Valâ (bis) 5° Y avaï dôu piti prinsou, Kâzi dè poûrè dzè. Faï vaï, daïn laou katsèta, l’avaïyon pôu d’èrdzè, L’avaïyon pôu d’èrdzè (bis) 6° Lè brâvou piti prinsou, L’an praou su s’aïn gânyé, Sê boutâ a l’ovrâdzo, vut’ è saïn berganyé, Vut’ è saïn berganyé (bis) 7° Lè brâvou piti prinsou, S’aïn van pelâ lè vê, Su lè ruvè dè l’Oerba, dè vê po lou mohlyê, Dè vê po lou mohlyê (bis) 8° Lè brâvou piti prinsou, Lè z’an tôu rèvaïndu Ez amouïraou dè pètse, kontrè dè byo z’èkyu, Kontrè dè byo z’èkyu (bis) 9° O ! Brâvou piti prinsou, Ny a dzin dè so mehyé ; A to, daïn si bâ mondou, fô savaï sè plyaïyé, Fô savaï sè plyaïyé (bis)

  • Sylvie Bazzanella

    Grand merci Jean-Luc pour l'ajout ce texte original en patois.

Sylvie Bazzanella
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17 décembre 2012
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