Des Hautes Alpes Calcaires au Cervin, Jean-Pierre, porteur dès 1946, guide dès 1948, raconte
Des Hautes Alpes Calcaires au Cervin, Jean-Pierre, porteur dès 1946, guide dès 1948, raconte.
« Je parle de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle.
Vivait alors, dans le petit village des Plans-sur-Bex, Alpes Vaudoises, un guide réputé, un grimpeur exceptionnel par son audace et son habileté. En saison, il n'était point de jour qui ne le vît parcourant la montagne, en tête de sa cordée, gravissant les pics, les éperons, et ceci quelle que fût l'humeur du temps.
Grimpeur, toi qui à l'occasion escalades le Miroir, cette grande dalle argentée qui d'un seul jet s'élève au-delà des verts pâturages de Solalex qu'elle domine, impressionnante, aie une petite pensée pour Armand Moreillon (né en 1902, domicilié aux Plans-sur-Bex). En 1926, équipé de souliers à clous et d'une corde de chanvre, Armand fut le premier à maîtriser la difficile voie de l'Y. Maître de ski, il fut aussi le premier président de la ‘Société des Guides de montagne - Guides skieurs et Porteurs Vaudois’, mais aussi l’entraîneur attitré du Ski-Club Champex ‘Les Diables Rouges’.
Aux Plans toujours, et à la même époque, vivait le guide Adrien Veillon, né en 1892. Sa réputation n'avait rien à envier à celle d'Armand: en 1930, Adrien réussit la difficile première ascension du Petit Miroir, dans le Massif de l'Argentine.
Le petit village, niché au pied du Muveran, abritait aussi le guide Jean Marlettaz, né en 1898.
« Classique des classiques de la région (au 19ème siècle), la dalle de la Pierre Qu’Abotse, altitude 2735 m, s’escalade d’habitude en suivant une fissure qui monte à droite, puis il faut revenir à gauche, et de là, tirer droit en haut par des cannelures, jusqu’à une grande vire, on remarque des trous forés pour des broches ».
C’est en 1891, que deux guides des Plans-sur-Bex, patriarches des grandes lignées de professionnels de la montagne Marlettaz et Veillon, afin d’assurer un minimum de sécurité lors de l’ascension de ce sommet, l’un des plus visités des Alpes vaudoises, avaient procédé au forage et à la pose des broches.
Les broches ont fini par disparaître, elles ont été remplacées par des pitons de forgeron qui ont fini par disparaître, les pitons de forgeron ont été remplacés par des ‘spits’ inox inviolables qui finiront par disparaître pour être remplacés, ou pas, l’avenir nous le dira.
Bien qu'étant leur cadet d'un bon nombre d'années, je suis de ce temps-là moi aussi.
Il me souvient d’une grange des Plans dont les parois intérieures étaient aménagées, garnies d’une sorte de corniche faite de poutres de bois. Lorsque le labeur nous en laissait le loisir, nous nous y retrouvions. Suspendus par le bout des doigts, nous nous lancions alors dans de longues traversées que seules interrompaient les chutes provoquées par l’épuisement des forces.
Je fus témoin de la naissance des premières semelles de caoutchouc profilées pour l'usage en montagne. Ces semelles étaient faites d'une gomme si molle qu'elles ne résistaient guère à plus d'une ascension. De retour au village nous nous précipitions chez le cordonnier afin de les faire remplacer.
Pour certaines escalades rocheuses difficiles, il arrivait que nous troquions nos lourds brodequins ferrés contre de légères espadrilles aux semelles de raphia.
L'essentiel de ma pratique du métier consistait à guider les clients lors de l'ascension sans cesse répétée des quatre mille des Alpes.
Bivouac au Schalijoch, gravir le Schaligrat, descendre la Young:
- Au revoir, Monsieur, mes respects.
Quelques heures plus tard :
- Je vous fais mon bonjour, Monsieur.
Escalader à nouveau le Weisshorn, par l'arête nord cette fois, descente sur Randa par l'arête est:
- Mon au revoir, Monsieur.
Filer sur Zermatt, monter au refuge:
- Bien le bonjour, Monsieur, je suis Jean-Pierre Marlettaz, votre guide.
Au coeur de la nuit, se mettre en route pour la traversée du Cervin, montée par l'arête nord-est, descente par l'arête sud-ouest. C'est au cours de cette descente, à l'altitude de quatre mille mètres environ, que mon client, soudainement frappé par une pierre, s'affaisse. Nous sommes à ce moment-là à quelques longueurs de corde du Rifugi Savoia e Carrel. L'affaire est sérieuse.
A cette époque, il n'y a ni radio récepteur-émetteur, ni téléphone portable, ni sauvetage héliporté bien sûr. On donne l'alarme en se rendant à pied, et le plus vite possible, au prochain village.
C'est donc ce que je fais, après avoir mis mon client en sécurité du mieux que je peux.
Je file sur Breuil où j'arrive dans l'après-midi, alors que la fête des guides bat son plein.
A la fête des guides, les guides font la fête. Les verres s'entrechoquent. On fait le plein d'amitié et de bon vin. On goûte des spécialités. Il arrive même qu'on goûte beaucoup. Trop, peut-être. Il peut s'ensuivre des moments de légère fatigue.
Quoi qu'il en soit, la corporation ne perd jamais le sens du devoir. La colonne de secours est formée et se met rapidement en route. Nous avons l'assistance d'un jeune médecin alpiniste.
Mon client sera sauvé. A dos d'homme.
Ce jour-là, sur les flancs décharnés du Cervin, j'ai parcouru trois mille deux cents mètres de dénivellation en montée, et quatre mille cinq cents en descente.
Le jour suivant, j'étais en chemin pour un autre quatre mille:
- Mon bonjour, Monsieur, je suis Jean-Pierre Marlettaz.
Ainsi était notre vie de guide ».
Raconté par Jean-Pierre Marlettaz en 1996, lors d’une rencontre dans un bistrot, à Aigle, autour d’un verre de blanc.
Ecrit par Marcel Maurice Demont.
Nota bene
La manière de pratiquer le métier de Jean-Pierre, le niveau de ses ascensions avec client, la répétition des efforts, inspirent le respect aujourd’hui encore.
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