René Burnand, ni saint ni héros ?

René Burnand, ni saint ni héros ?

1914
Edition d'Art. Perrochet-Matile Lausanne
Album du Sanatorium Populaire Leysin ACV

Nous avions commencé et achevé ensemble, mon ami Robert et moi, nos études de médecine. Il les avait menées avec énergie et rapidité, pour conquérir son indépendance et soulager ses parents chargés de famille.

Au lendemain de sa thèse, il fut arrêté par l'agression soudaine d'une tuberculose pulmonaire, qui le fit renoncer à tout projet d'établissement et l'obligea à se soumettre au traitement sanatorial à la montagne. A vingt-cinq ans. Sentimental et tendre, à la veille de se fiancer, il dut sacrifier aussi cet espoir.

La double disgrâce dont il était victime ne semblait pas abattre sa vaillance-si tant est qu'il soit possible de mesurer les émotions d'un homme à ses attitudes et à ses paroles. Les fumées qui montent d'un cratère en sommeil, bouffées légères qui vont se dissoudre dans l'espace, nous donnent-elles une notion du tumulte des laves qui grondent au coeur du volcan ? Symptômes graves, ces ombres fugitives qui ternissent le regard, cette passagère rougeur des paupières, ces mots tristes lâchés comme par hasard, qui troublent d'un bref émoi un échange de pensées. Même si , l'instant d'après, des crâneries tentent de donner le change aux insuffisants amis que nous sommes et viennent hâtivement balayer ces nuées éphémères, le coeur doit les comprendre et ne point les oublier.

Robert était chrétien. Son attitude demeura virile et volontaire. Il soutint la lutte, qui fut âpre et dura longtemps.

Mais la vie ménage de beaux retours à ceux qui ne doutent point d'elle et la vivent vaillamment. Ainsi que par transitions insensibles, par d'imperceptibles lueurs, par des éclaircies d'un jour, qui percent les brumes de la sombre saison, le printemps se dégage des rigueurs hivernales et finit par triompher d'elles, ainsi une sorte de bonheur, auquel il fut longtemps à croire, bonheur plus subtil et riche que les réussites communes, sembla sortir pour Robert, très lentement de l'épreuve. Peu à peu, comme par une renaissance étrange, la menace de mort devint germe de vie. Robert eut un jour la joie de devenir le médecin de ses compagnons d'infortune. Il se maria.

Il accomplit dans la station même où il avait retrouvé la santé, vingt années de sa carrière. Puis il quitta la montagne pour d'autres destinées. Il est mort aujourd'hui.

J'ai retrouvé dans ses papiers un cahier sur les pages duquel il avait fixé, de loin en loin, quelques souvenirs, des observations, des notes relatives à sa vie professionnelle: scènes rapidement tracées, souvent incomplètes, épisodes racontés en dix lignes, suivis d'énigmatiques pages blanches; pensée d'homme , de chercheur, jetées entre deux visites à ses malades; des méditations plus approfondies sur la vie, sur la mort, et sur la souffrance, qui joint la vie à la mort et conduit l'homme à passer sans révolte de l'une à l'autre.

Robert n'était pas un songe-creux ni un pessimiste. Médecin, il goûtait la saveur de la vie. Sa passion du diagnostic se plaisait à déchiffrer, parfois avec humour, les situations et les caractères. Les notes de son cahier passent du drame à la gaîté, car tout n'est pas amertume -Dieu merci- dans l'existence d'un médecin, et les malades ne laissent pas de jouer eux aussi leur rôle dans la comédie humaine

Nous avions beaucoup causé, Robert et moi, devant les Alpes silencieuses pendant cette heure calme du café, que nous prenions sur sa galerie, au soleil chaud, en fumant. Je sais beaucoup de ce qu'il pensait. J'avais feuilleté ses souvenirs et son coeur comme je feuillette aujourd'hui les pages de son cahier de notes. C'est sa pensée comme ses notes manuscrites qui composent la matière dont ce livre est tiré. Je tenterai de faire revivre dans les pages qui vont suivre un reflet de ses émotions. L'existence qu'il a vécue dans la station de Riondaz, lieu de mort et de guérison, de déchéance et de résurrection, de désespoir et de frivolité, d'héroïsme et d'insouciance, de chair et d'âme, cette existence fut riche. Lui-même la jugeait belle et point ingrate.

Ceux qu'il a connus et traités sont dispersés dans le monde. Beaucoup ont succombé, comme lui , avant lui. Beaucoup doivent être portés disparus, Beaucoup sont guéris, et ont oublié.Le temps est échu où les pages que Robert a laissées peuvent être reprises, récrites. De ces notes fragmentaires j'ai essayé de faire un livre.

Non seulement je ne pense pas trahir ses intentions en le publiant, mais je crois les réaliser. Il voulait un jour, les assembler, les mettre au point, les offrir en dédicace affectueuse et reconnaissante à ceux qu'il a soignés et dont il a reçu de hautes leçons. Il voulait, surtout, offrir ainsi une sorte de secours, l'aide d'un frère en tuberculose aux milliers qui continuent, d'année en année, à grossir l'immense armée des éprouvés.

Ecoutez sa voix. C'est lui, qui désormais, va parler en son propre nom

C'est ici le texte intégral de l' avant-propos de "Une ville dans la montagne" livre paru en 1936, écrit par René Burnand âgé de 44 ans.

J'aime à penser que le narrateur et son ami médecin, Robert, ne sont qu'une seule et même personne, c'est donc René Burnand lui-même qui nous ouvre son coeur...

Vous devez être connecté/-e pour ajouter un commentaire
  • Renata Roveretto

    Cher monsieur Philippe Chappuis, merci pour cette publication si belle et pleine de tendresse à la fois, bien que très rude et triste elle reste en l'écoutant en profondeur tellement sincère dans toute sa description...transmise de personne à personne et à présent encore plus loin...