L'épicerie
L’ épicerie.
A l’épicerie du hameau*, la porte ne s’ouvrait pas tout à fait. Elle accrochait une cloche fêlée et butait en fin de course contre un distributeur de pétrole. Aussitôt apparaissait une petite dame tout en noir. Je ne me souviens pas de son sourire, mais des lunettes rondes par dessus lesquelles brillait son regard bleu. Indispensable dans tous les ménages, l’achat du pétrole obligeait les gens à passer par ce magasin. Je n’ai jamais compris comment fonctionnait ce distributeur. Il fallait d’abord activer rapidement une manette, de gauche à droite; le liquide gris-vert montait dans un cylindre gradué de décilitre en décilitre. La quantité demandée atteinte, de un à deux litres, le pétrole se déversait dans une bouteille ou un estagnon apporté par le client. Une forte odeur remplissait les narines, âcre et tenace.
Un chiffon de linge usé suffisait à peine à absorber l’odeur du pétrole sur les mains de la Mathilde. Elle passait alors de l’autre côté du comptoir, pour emballer le flacon dans une bonne couche de papier journal.
-Et avec ça?
- Un paquet de petit Bleu !
Elle ajoutait au paquet de tabac une pochette de papier fin comme de la soie pour rouler les cigarettes.
- Autre chose ?
- Un bâton de Cassano ! Mon père cassait ce réglisse noir en petits fragments. Il en suçait avant d’aller à la chorale et nous montrait sa langue toute noire.
Nous achetions rarement une saucisse de potage KNORR. Suspendues à un tourniquet par une ficelle rouge, ces soupes, aux pois jaunes, aux pois verts ou à la fleur d’avoine étaient fractionnées en deux ou trois portions qu’on émiettait dans de l’eau froide avant de l’amener à ébullition en tournant avec un fouet.
Sur un rayon une grande boîte MAGGI, métallique, cylindrique, rouge et jaune contenait des cubes de bouillon en bandes de huit ou dix. Pour soulever le couvercle il fallait prendre une lame de couteau ou les pointes des ciseaux qui traînaient sur le comptoir.
Tout en haut, sous le plafond bas, trônaient deux gros bocaux de verre à base carrée. Une large ouverture ronde, fermée par un couvercle à vis, permettait à la vendeuse de passer la main pour prendre une pincée de cachous gris. Dans l’autre bocal, une petite puisette ramenait quelques
bonbons à la framboise. On les glissait dans un cornet de papier triangulaire. La pointe supérieure se rabattait et fermait l’emballage.
Dans cette petite épicerie les boîtes de conserves se limitaient aux petits pois, - avec ou sans carottes -, aux haricots verts, et aux épinards, en bouillie informe et soufrée. Les boîtes de corned- beef, de thon et de pâté à la viande formaient des pyramides à côté des kilos de sucre et de farine. Les lentilles et le riz se voyaient au travers d’un couvercle de plexiglas rabattu sur de grosses boîtes carrées.
Aucun emballage ne comportait de date limite de vente. Si le couvercle d’une boîte était gonflé, on ne la mangeait pas et si les vers avaient laissé trop de fils fins dans la farine on la passait dans une passoire grossière pour les éliminer ! Les lentilles devaient être triées. Elles étaient versées sur la table de la cuisine. A l’aide de la lame d’un couteau on séparait les lentilles des cailloux dont elles étaient parsemées.
- Au revoir ! Et merci bien !
Et la Mathilde venait refermer la porte en levant le nez pour humer l’air frais.
Lily Schneider, Musée de Prangins, mars 2004
*L'Auberson, VD
Chère madame Elisabeth Baudat,
merci pour ce partage qui fait plaisir à lire et qui rend un peu pensive disant active la mémoire de façon a savoir si personnellement on arrive à remonter un bout au moins de ce fil. Sympa oui ,drôle je ne sais pas vraiment mais en tout les cas très intéressant. Et puisque d'après l'image on va volontiers crocher voir même s'accrocher à l'or noir, voici un peu d'histoire en plus :
blog.francetvinfo.fr/bureau-ro...
Amicalement Renata
Bonsoir Renata, Merci pour votre message et l’intéressant document sur la réglisse: je ne connaissais rien de l’histoire de cette délicieuse friandise ! Je suis nouvelles sur le site et trouve passionnantes les interactions entre contributeurs! Cordialement Elisabeth Baudat
Ce récit de votre mère est une perle! Il dit tant de chose de la culture matérielle que l'histoire a tendance à taire. Trier les lentilles, l'absence de date de péremption sur les produits et la sagesse des observateurs, tant de choses intangibles qui pourtant transformes le quotidien. Pourriez-vous nous dire dans quel cadre votre mère à consigner ces souvenirs?
Oui ! Ce récit et plusieurs autres ont été écrits par Lily Schneider dans le cadre d'ateliers d'écriture au musée de Prangins en 2004. Elle en a aussi écrit beaucoup d'autres dans le cadre de différents ateliers d'écriture. A son décès, en 2022, je les ai recueillis pour en faire un livre, "Pépites retrouvées" que j'ai publié en autoédition sur TheBookedition.com . On peut le télécharger en pdf pour une modique somme ou commander le livre. (Aucun bénéfice pour moi). Une quinzaine de ces textes me paraissent intéressants à mettre sur NotreHistoire.ch. "Anna" ne faisait pas partie de ceux que j'avais l'intention de proposer. C'est votre forum sur les jeunes-filles au pair qui m'a poussée. Merci pour votre intérêt !