A la conquête des sons oubliés

Suisse romande
Valérie Clerc

Le 20e siècle se caractérise par la multiplication d’appareils en tous genres. Ce matérialisme prend son essor durant les Trente Glorieuses. De la cuisine à la salle de bains en passant par le salon, chaque pièce possède sa « machine ». Du ronron du lave-vaisselle, au grésillement du de la radio en passant par le bip du réveil ou du micro-onde. Chaque objet possède un « chant », plus ou moins mélodieux, qui le distingue.

Cet univers sonore aux oscillations électroniques constitue la bande-son de notre quotidien. Celle-ci se module de décennie en décennie, suivant l’évolution technologique. Si bon nombres de signaux caractéristiques, appartenant à des appareils aujourd’hui désuets, comme le fax ou le magnétoscope, continent d’habiter nos mémoires, leur signature sonore représente une trace périssable, menacée par l’obsolescence.

Folkloristes du 19e siècles

La mémoire des sons et sa préservation n’est pas un fait nouveau. Au 19e siècle déjà, une poignée de personnes s’est intéressée à la survivance des sons. Appelées folkloristes ou ethnomusicologues, elles sillonnaient le monde pour en capter les airs et les mélodies oubliées. La transcription des paroles des chants folkloriques et la notation musicale d'airs populaires ont constitué les premiers pas de cette recherche.

L'industrialisation ayant accéléré l'exode rural et la transition des modes de vie, il était devenu urgent aux yeux de quelques spécialistes de péréniser des traditions menacées.

Parmi ces pionniers, on peut citer le compositeur hongrois Zoltán Kodály (1882-1962) passionné des chants traditionnels d’Europe centrale ou l’américain Alan Lomax (1915-2002) qui a recueilli la musique noire du sud des États-Unis.

La Suisse romande et l’ethnomusicologie

En Suisse romande aussi l'ethnomusicologie a ses adèptes. Le musicien genevois Samuel Baud-Bovy (1906-1986) se consacre au début des années 1930 à la recherche musicologique sur le terrain. En Grèce, il note paroles et musique de nombreuses chansons populaires. Sa démarche, mue par une solide culture philhellène, fera de lui un passeur important.

Toutefois, l’ethnomusicologie genevoise doit énormément à Constantin Brăiloiu (1893-1958). Réfugié politique roumain, il crée les Archives internationales de musique populaire au sein du Musée d'ethnographie de Genève avec Samuel Baud-Bovy. Sa collection constitués de ses propres documents de terrain, essentiellement d'origine roumaine, est à l'origine de la première édition musicale du Conseil International pour la musique soutenue par l’UNESCO. Publiée de 1951 à 1958, sous la forme de 40 disques 78 tours, la « Collection universelle de musique populaire enregistrée» de Brăiloiu est un monument indépassé à ce jour.

Outre-Sarine, des vocations pour les musiques du monde se rencontrent aussi. Le bâlois Hugo Zemp (*1937) est mondialement reconnu pour son utilisation pionnière de l'audiovisuel en ethnomusicologie.

Valérie Clerc
Collection universelle de musique populaire enregistrée – Disque V: Europe 3
1984
Collection universelle de musique populaire enregistrée – Disque V: Europe 3

Le son objet de musée

Aujourd’hui, la curiosité pour les sons anime de nouvelles générations. Se reconnaissant sous l’appellation de « diggers » (« ceux qui creusent »), ces chasseurs de vinyles rares, de mixtapes exclusives et autres bruits disparus se fait plus large à travers les possibilités offertes par le web.

Au sein de cette communauté, les ambiances sonores du quotidien ont leurs adeptes. Le Français Joseph Sardin a fondé en 2005 le Musée des sons disparus ou Sonothèque. Son ambition encyclopédique se résume à proposer gratuitement un large choix de sons et de bruitages de qualité supérieure pour éviter de les voir disparaître. Le catalogue de la Sonothèque compte actuellement plus de 3000 fichiers.

Et en Suisse romande, où en est-on?

La matière sonore du Radio Théâtre romand constitue un patrimoine intéressant pour qui aime le son. Le bruitage radio des feuilletons les plus célèbres regorge de sons oubliés. Les archives de la RTS possèdent dans leurs collections quelques captations intéressantes.

D'autres part, de nombreux ingénieurs suisses s'illustreront dans le traitement du signal sonore. Les firmes Thorens, Lenco, Studer-ReVox et Nagra figurent parmi les leaders mondiaux du secteur et certains de leurs appareils marquent à jamais notre rapport à la musique, au son et à l’information. Aujourd’hui, la numérisation et le changement des habitudes d’écoute ont fait place à une galaxie de petites entreprises qui continuent à produire des équipements professionnels de réputation internationale.

Sources

Memobase "Collection sonore Constantin BRĂILOIU, Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP)" , 65 documents disponibles en ligne: memobase.ch/fr/recordSet/meg-0...

Podcasts France Culture « Les aventuriers des sons perdus » en 5 épisodes de Laurence Millet et Bréatrice Trichet, producteur Matthieu Garrigou-Lagrange (2015) . France culture : radiofrance.fr/franceculture/p...

Delphine Vincent, « Samuel Baud-Bovy (1906-1986) : néohelléniste, ethnomusicologue, musicien », in Annales suisses de musicologie, Berne: Peter Lang, 2016, pp. 177-179. E-periodica : e-periodica.ch/cntmng?pid=sjm-...

Laurent Aubert, « Un héritage toujours vivant : les archives musicales du Musée d'ethnographie de Genève », in Arbido, 9e cahier, 2001, pp. 5-7. E-periodica : doi.org/10.5169/seals-769217

Joseph Tarradellas, Le son suisse: une excellence mondiale, Lausanne: Presses universitaires romandes (coll. "Savoir suisse"), 2021.

Sur notreHistoire.ch

René Gagnaux, récit " Samuel BAUD-BOVY, très courte biographie ", 2019

Les archives de la RTS, galerie "Bruitage à la radio"

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  • Renata Roveretto

    Chère madame Valérie Clerc,

    Merci beaucoup pour votre temps consacré à ce travail pas tout facile, mais très renseignant au travers ces liens multiples lesquels, je rêve encore de pouvoir les visualiser un jour comme dans un petit livre pour grands enfants

    Amicalement Renata

  • Roger Monnard

    Bravo et merci Valérie pour ce récit, pour la partie sur les ethnomusicologues n'oublions pas Marcel Cellier (fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_C...) de la radio suisse-romande qui nous à fait découvrir par ces voyages et reportages dans les villages Transylvanien, Georges Zamfir ( flûte de pan et orgue avec Marcel Cellier) , Stancius Simion (Syrinx) flûte de pan et Jazz avec Léon Francioli et Pierre Cavalli, ainsi que le choeur de femmes les mystères des voix bulgares.

  • Valérie Clerc

    La liste des ethnomusicologues romands est longue... Tous ne pouvaient pas être cités. Vos commentaires me font penser qu'il y a peut-être là un sujet à creuser.

    • Renata Roveretto

      Chère Valérie,

      Merci beaucoup pour votre remarque. Car effectivement creuser est intégrer est nécessaire pour ne pas finir dans le tout et n'importe quoi, comme c'est trop souvent le cas après avoir relevé un thème fort remarquable.

      Amicalement Renata

    • Roger Monnard

      Un tout grand merci Valérie d'avoir publié une archive de marcel cellier (notrehistoire.ch/entries/04YzA...)

      Si les émissions existes encore, à la RSR au niveau Ethnomusicologie avec de magnifiques enregistrements, je me souvient de: De la Mer-Noire à la Baltique et à travers la Transylvanie.

      Des renseignements sur les disques de Marcel Cellier : panfloetenshop.com/cellier.htm...

Valérie Clerc
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28 novembre 2023
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