La soupe aux grus

1940
L'Auberson (Jura vaudois)
Lily Schneider
Elisabeth Baudat

Dans les années 1939-45, nous étions spécialement heureux quand le dimanche, nous avions de quoi faire une soupe aux grus.

Mon père mettait sur le gaz la grosse marmite d’aluminium à moitié remplie d’eau froide. Il y faisait couler tout de suite trois ou quatre poignées de gruaux d’avoine. Du bout des doigts, il étalait les grains dans sa paume pour contrôler qu’il n’y ait pas de vers attablés ni de graines rondes et noires, parasites. Le bout du grain d’avoine est fermé par une pointe foncée; une fine fente court sur toute sa longueur.

Le cornet, le bord trois fois replié, écrasé entre le pouce et le majeur reprenait sa place entre le bocal de faïence au moulin bleu, marqué RIZ et celui de la FARINE rempli de café moulu

Il fallait bien une demi-heure avant que l’eau n’entre en ébullition. Mon père avait alors apprêté l’oignon piqué de laurier et de clou de girofle. Il faisait glisser doucement l’os à moelle, pour éviter les éclaboussures. L’os était ferme et net, lissé par la scie à découper. Sur sa face la plus large adhérait de la graisse suifée alors qu’au centre, beige-rose la moelle était prisonnière dans le trou rond. Un peu plus tard, papa adjoignait au potage une carotte pelée avec le couteau éplucheur dont les lames tachées de rouille se nettoyaient au contact des lamelles de légumes.

Après deux bonnes heures de cuisson et une pincée de sel, il était midi. Mon père sortait l’os avec l’écumoire, le posait dans son assiette creuse et à l’aide d’un petit couteau pointu extrayait la précieuse moelle. Chacun en recevait un morceau, gros comme une noisette, et nous attendions que la soupe soit versée, bien chaude, pour la déguster. Dans la cuillère la moelle tremble un peu ; on voit des filaments gris pris dans la masse grisâtre, d’abord peu ragoûtante. Posée sur une bouchée de pain, c’est l’acre-amer du laurier qui glisse dans la gorge et graisse le palais et la langue. Mâchée longuement la bouchée devient sucrée et c’est le régal.

La soupe ne ressemble en rien à ce qu’elle était au départ. Les gruaux se sont fondus et tout est onctueux, lisse et farineux. Comment est-ce possible ?

Mon père mange l’oignon, taché du clou de girofle, qui s’éparpille en couches concaves au premier coup de couteau. Les rondelles de carotte forment des îlots orangés qu’on peut faire naviguer avant que le potage ne refroidisse et forme une pellicule solide. Dans le fond de l’assiette la cuillère laissait quelques traces, effacées et reportées plus loin, par jeu, pour prolonger le plaisir d’avoir savouré une bonne soupe aux grus...

La soupe aux grus, fin du mystère.

A l’évidence, j’ai du quitter la cuisine où mijotait la soupe aux grus. Je n’ai pas vu le liquide blanchâtre s’écouler dans une deuxième casserole, se délestant des fibres d’avoine au travers de la vieille passoire cabossée aux deux pieds tordus sur trois.

La passoire ! C’est la clé du mystère, le passage obligé qui fait d’un brouet clair un velouté aux grus. La magie s’est rompue lorsque tout s’est expliqué !

Heureusement il y avait dans la chambre, un grand livre illustré des Contes de Perrault. Je pouvais à tout moment m’y replonger et lire pour la centième fois, d’une voix grave, à ma petite sœur: Braves gens qui moissonnez, si vous ne dites pas au Marquis de Carabas que ce champ lui appartient, vous serez hachés menu comme chair à pâté ! Cette litanie revenait jusqu’à la page illustrée où l’on voyait en haut à droite un énorme lion prêt à bondir sur le Chat botté. Cette page nous faisait peur mais nous la détaillions quand même jusqu’à y retrouver, dans un coin, une souris qui s’enfuyait. On tournait la page.

L’odeur de la soupe qui mijotait sur la petite flamme bleue du gaz nous ramenait à la cuisine où flottaient, à différentes hauteurs, des effluves familiers: bois résineux crépitant dans le potager sous les cercles de fer, gaz échappé d’un tuyau de caoutchouc fendillé, là près de la porte, et du laurier giroflé perdu dans la soupe aux grus.

Pour nous faire patienter, en attendant midi, il arrivait que maman nous donne une léchée de pain et une demi gousse d’ail. C’était comme un médicament, destiné à nous protéger des microbes.

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  • Claire Bärtschi-Flohr

    Bravo ! Très joli texte... bonne soupe, beaux moments... J'aime l'image de ce père cuisinant la soupe au grus !

  • Renata Roveretto

    Bonjour chère madame Elisabeth Baudat,

    merci pour votre partage d'une recette que je ne connaissais pas contrairement aux ingrédients. En ce qui concerne l'os à moelle j'en garde des excellents souvenirs. Oui c'était mon grand plaisir de petite égoïste quand j'étais encore enfant. Oui car à part mon père et moi personne avait envie de les évider et encore moins d'avaler leur contenu. Et pourtant quelle n'étais pas ma fierté pour chaque os gagné dans mon assiette, ayant le droit de les évider avec ma minuscule cuillère spécialement gardée parmi les services de cuisine pour ces moments. Et effectivement ce qui ne venait pas facilement on allait me le chercher à l'aide de la pointe d'un couteau. Aussi je voudrais dire que l'os à moelle chez mes parents se cuisait le plus souvent dans du bouillon avec et ou sans légumes. Et souvent dans l'excellente soupe à l'orge en plus du jambon de jambe (quand il y en avait) on y incorporait des couennes de lard lesquelles gonflaient et devenaient extrêmement tendres. Un vrai régale pour ceux qui ont bien compris que chez un porc après sa mort rien ne se perd.

    Amicalement Renata

Elisabeth Baudat
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2 décembre 2023
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