Drôle d'armistice pour René Burnand...

Drôle d'armistice pour René Burnand...

1918
auteur inconnu
Album du Sanatorium Populaire Leysin ACV

L'album du Sanatorium populaire, retrouvé avec plaisir, aux Archives Cantonales Vaudoises a été acheté par les ACV en janvier 2019. Quelle chance !! J'y trouve, sous 1918, la photographie du capitaine-médecin René Burnand rentré le 11 novembre à Leysin... Voici ce qu'il écrit dans l'un de ses albums (Mes vingt--cinq albums. Récit d'une vie (Lausanne, Perret-Gentil 1956))

Or soudain voici que ce même 11 novembre, journée d'allégresse universelle, éclate une nouvelle sinistre, accompagnée d'une proclamation du colonel Bornand, commandant de la Ière Division. En voici un passage:

"Alors que nous avions le droit de nous réjouir de la fin de la guerre (...), des éléments perturbateurs sont venus gâter notre joie.Parmi ceux-ci, des étrangers, abusant de notre hospitalité et du droit d'asile, ont par des manoeuvres et des excitations criminelles, jeté le trouble en Suisse.(...) Ils cherchent à nous désunie et à provoquer chez nous les troubles qu'ils ont fomentés ailleurs. On nous demande un nouveau sacrifice. La Ière division fera consciencieusement l'effort qu'on exige d'elle. Vous saurez faire votre devoir de soldat avec tact et énergie, pour le bien de la patrie".

Les journaux racontent qu'un Soviet s'est constitué à Olten sous la présidence de Grimm et que les autorités zurichoises seraient sur le point de capituler devant la menace. La mobilisation de la Ière Division est ordonnée le soir même. A la même époque déferle sur la Suisse la meurtrière épidémie de grippe "espagnole". Je quitte Leysin dès l'après-midi pour rejoindre mon unité. Je passe devant les galeries, acclamés par les malades...A Aigle, la grève des CFF était proclamée.

- Prenez le train qui est en gare, mon capitaine, c'est pas tant sûr que les suivants marcheront, me lance l'employé de la gare.

A Yverdon, branle-bas de mobilisation. Mais à la visite médicale, les grippés affluent: des fiévreux, des tousseurs , des figures pâles de grands malades. Je les renvoie, malades et suspects, par dizaines ce qui amaigrit fâcheusement les rangs du bat. fus. 5. A 22 heures le bruit court que les trains ne marchent plus. Le commandant du régiment 3 réquisitionne des camions. On entasse les hommes sur des véhicules à ciel ouvert, par une nuit glaciale et brumeuse : la bise souffle en tempête. Départ pour Neuchâtel puis Bienne. Un train nous suit au ralenti, conduit par des soldats; le bruit court que la voie a été sabotée par les grévistes. Le régiment arrive transi à Bienne. Nous prenons nos quartiers à Boujean. On dit qu'il y a beaucoup d'éléments communistes parmi les ouvriers.

Je suis appelé de jour et de nuit à 'infirmerie pour des cas graves. Je croise dans les rues obscures des groupes de grévistes armés de gourdins./.. ./

Les troupes vaudoises appelées à Berne montrèrent une attitude si résolue que la grève générale fut brisée en peu de jours./../

blog.nationalmuseum.ch/app/upl...

Déploiement de troupes sur la Bubenbergplatz à Berne pendant la grève générale. Photo: Swiss Federal Archives / Wikimedia Commons

En plein désarroi, un autre ennemi bien pire et plus insidieux nous déclara la guerre: la grippe*; la grippe aggravée par la désorganisation des chemins de fer. Ce fut un désastre; ce fut un enfer. L'effectif du bataillon fondait. Les cas se déclaraient en tel nombre parmi les troupes mobilisées que la place manqua tout de suite dans les hôpitaux. A Bienne, je soignai pendant quelques jours deux à trois cents grippés sur la paille, dans les locaux scolaires ou des granges. On "piétinait" presque les mourants qui nous conjuraient de leur procurer des remèdes, des lits ...que nous n'avions pas. Nous ne disposions que de nos trousses individuelles, de tisanes, d'huile camphrée. Et mon personnel sanitaire lui aussi fauché par la grippe était réduit à deux ou trois infirmiers. C'était pitié d'entendre des malades, des officiers même râlant, étouffant de pneumonie, dévorés de fièvre, suppliant qu'on les alita. Or nous n'avions pas de lits. Ceux réclamés à Berne n'arrivaient pas faute de trains . Enfin une compagnie sanitaire vint à notre aide et nous pûmes réquisitionner quelques lits en ville. Nous organisâmes des salles d'hôpital... partout. Mais elles furent bientôt combles. Les dortoirs étaient surpleins, mourants et convalescents côte à côte. Je rencontrais la nuit des hallucinés en chemise. Dans d'autres dortoirs on trouvait des morts. Je ne savais pas où les mettre. Je me souviens d'avoir fouillé un collège qui servait d'hôpital sans trouver le moindre réduit pour y loger un cadavre. Finalement ce fut la soute à charbon. Quant à dormir, nous autres médecins, il n'y fallait pas songer. Et d'ailleurs où ? Je pris une initiative heureuse: celle de procéder à des inspections quotidiennes des quelques sections qui nous restaient, afin de repérer les "suspects" que je mettais immédiatement en quarantaine dans des salles chauffées. On prenait sur les rangs la température de ceux qui avaient mauvaise mine . Il m'arriva de découvrir qu'un gros paysan à la langue affreuse avait 40°, tout en se déclarant bien portant. Ainsi sont les campagnards vaudois.../.../*

Tous les hommes des contingents vaudois reçurent, une fois rentrés dans le calme de leurs foyers, un message du conseil exécutif du Canton de Berne: une carte ornée de l'écusson bernois rouge et blanc, avec l'ours noir sur la bande, tirant sa langue rouge. Le texte est ainsi libellé::

Aux officiers, sous- officiers et soldats des troupes qui , en ces jours difficiles du 9 au 15 novembre 1918, ont, par leur fidèle accomplissement du devoir, préservé le pays de graves désordres, nous présentons notre salut et nos remerciements patriotiques. Berne, novembre 1918

La lecture de ce texte de René Burnand m'a fortement touché et ému. La description de son travail de médecin et celle du développement rapide de l'épidémie dans des communautés confinées permet de mesurer le chemin parcouru jusqu'à notre épidémie actuelle, mais aussi qu'il n'y a pas lieu de la minimiser.

J'aimerais mettre encore dans ce document sur la grève générale vue par un capitaine médecin, non sans coeur, mais appartenant socialement à la classe bourgeoise, la liste des revendications du comité d'Olten, le fameux "soviet"

Le 22 juillet le Comité d’Olten formule, à l’intention du Conseil fédéral, les onze revendications suivantes :

Abrogation de l’arrêté du Conseil fédéral du 12 juillet 1918 soumettant le droit de réunion et de démonstration, ainsi que la liberté de la presse, au contrôle de la police des cantons.

Abrogation de l’arrêté fédéral ordonnant que les déserteurs soient repoussés de l’autre côté de la frontière.

Institution d’un Office fédéral de l’alimentation en rapport avec une commission dans laquelle la classe ouvrière serait représentée en proportion de son importance.

Meilleur rationnement et meilleure répartition des denrées alimentaires, en tenant compte des difficultés spéciales de ravitaillement de la classe ouvrière.

Réglementation des approvisionnements en denrées alimentaires et des objets de première nécessité, par la création de marchandises-types uniformes et par la fixation de prix uniques.

Soumission du commerce privé de gros à une concession et contrôle de la fixation des prix avec la collaboration de la classe ouvrière.

Ravitaillement de la population en charbon par un office d’importation et de répartition géré par la classe ouvrière.

Institution d’offices de salaires paritaires ayant la compétence de régulariser les salaires dans les industries importantes et le commerce par région ou canton.

Réduction des heures de travail par un arrêté du Conseil fédéral pour tenir compte de la diminution de la capacité physique de travail provenant des difficultés de se nourrir.

Encouragement à la construction de logements d’ouvriers, par les communes ou les coopératives, moyennant avance par la Confédération de capitaux à un taux modéré.

Allocation supplémentaire de renchérissement pour le personnel fédéral et introduction de la journée de huit heures dans les exploitations fédérales et les entreprises de transport.(In Solidarité, la grève générale de 1918)

Autres lectures des événements

La grève générale de 1918 dans son contexte économique et social (Solidarité)

La Grève générale de 1918 de Andrej Abplanalp Historien et chef de la communication du Musée national suisse.(Blog du Musée national suisse)

DHS Grève générale

Article sur le Grève générale dans le Confédéré, organe des libéraux valaisans du 16 novembre 1918

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  • Renata Roveretto

    Oui impressionnant et vraiment très passionnant la vie et les écrits de cet homme, le Docteur René Burnand. En lisant ses écrits transcrits par vous, j'avais l'impression de voir, de sentir et de frôler un rosier épineux se trouvant en pleine l'éclosion...

    très touchée je vous remercie pour ce partage cher monsieur Philippe Chappuis

    Amitiés Renata

    P.s. merci aussi pour les liens complémentaires trouvés et choisis talentueusement par vous !

    • Philippe Chappuis

      Merci de cette lecture attentive et investie. Si je m'était arrêté au visage que René Burnand compose souvent face à l'objectif, presque en-deçà de toute expression, secret jusqu'à le dureté, je n'aurai pu imaginer la richesse de cet homme dont l'écriture possède un grand charme, à la fois une très grande précision du trait, une grande finesse de perception, mais aussi une belle verve, sa plume dessine des portraits qui sont ceux d'un peintre; je l'apprécie dans sa complexité, médecin et écrivain