A propos d'Isabelle Eberhardt

1900
Claire Bärtschi-Flohr

« Alger, le 31 décembre 1902, minuit.

Encore une année qui a fui... Une année de moins à vivre...Et j’aime la vie, pour la curiosité de la vivre et d’en suivre le mystérieux.

Où sont les rêves envolés, les rêves azurés de jadis, là-bas, en face du Jura neigeux et des grands bois de chênes ? Où sont les êtres chers qui ne sont plus ? Bien loin, hélas ! Jadis, j’envisageais – depuis très tôt – avec terreur l’échéance de la mort des chers vieux aimés – Maman et Vava...Et cela me semblait impossible qu’ils meurent ! Et maintenant, depuis cinq ans, Maman dort, par un hasard dont ils ont tous deux emporté le secret dans la tombe, parmi des sépultures musulmanes, dans la terre d’Islam... Depuis tantôt quatre ans, Vava et l’inexpliqué Volodia reposent dans la terre d’exil, là-bas, à Vernier... » (Isabelle Eberhardt in « Quatrième Journalier » p.237, pdf/BNR)

Isabelle Eberhardt est née à Genève en 1877, dans une famille hors norme. Sa mère, russe d’une bonne famille vivant à Saint-Petersbourg, veuve, s’était enfuie en Suisse, avant sa naissance, avec ses nombreux enfants, en compagnie de leur précepteur.

Cette écrivaine qui sait si bien nous faire sentir la beauté et la rudesse des paysages du Maghreb et qui met le doigt sur les problèmes liés à la colonisation en Algérie m’intéresse beaucoup.

Sa mort, en pleine jeunesse et dans des circonstances dramatiques a aussi de quoi interpeller.

Le 21 octobre 1904, à Aïn Sefra, l'oued se transforme en torrent furieux et la ville basse, où elle résidait seulement depuis la veille — après une hospitalisation d'un mois pour cause de paludisme dans l'hôpital situé sur les hauteurs de la localité -- est en partie submergée. Slimane (son mari) est retrouvé vivant, mais Isabelle périt dans la maison effondrée, et son corps n'y est retrouvé que le 27 octobre. Elle repose dans le petit cimetière musulman Sidi Boudjemaâ à Aïn Sefra. Son époux, Slimane Ehnni, meurt en 1907. de tuberculose. (source Wikipedia)

Isabelle est genevoise. Elle naît à la villa Fendt aux Grottes, mais dès sa prime enfance ses parents s’installent dans la Villa Neuve, route de Meyrin, et selon le site « Interroge » de la Bibliothèque de Genève et mes propres souvenirs, je pense qu’ils vivaient dans la propriété acquise bien plus tard par la famille Bauquis, pharmaciens à la Corraterie, amis de mes parents et membres de la Béquille, cette association d’anciens unionistes des Unions Chrétiennes de Genève. Je suis allée une ou deux fois dans cette propriété dans mon enfance et je me souviens de cette grande maison et surtout du parc et de l’étang. Cela sortait de l’ordinaire.

Isabelle Eberhardt n’a jamais fréquenté l’école. Elle a été entièrement instruite par son père, le précepteur de la famille, qui, soit dit en passant, n’a jamais pu la reconnaître car il était toujours marié en Russie. Cet homme, polyglotte, érudit, très inspiré par la vision du monde de Tolstoï et ouvert aux idées anarchistes, ne faisait aucune différence entre garçons et filles en ce qui concernait l’éducation.

Elle appris ainsi à s’exprimer dans plusieurs langues (russe, arabe, turc, français, allemand). Elle appris aussi le latin et le grec, la philosophie et acquit une culture générale étendue. Tous les membres de la famille étaient de grands lecteurs, ils étaient des clients assidus de la librairie Georg à Genève (entre autres).

Cette famille était fort mal vue de la police et était constamment en butte à sa surveillance. Ces gens vivaient décidément d’une manière trop bizarre ! Il faut dire que l’époque était mouvementée, les inégalités sociales étaient scandaleuses. Aussi le socialisme, l’anarchisme faisaient de nombreux adeptes. Le gouvernement genevois ne voyait pas cette évolution d’un bon œil. Beaucoup de jeunes Russes et de jeunes Turcs, persécutés dans leur pays, intéressés par les idées nouvelles, venaient se réfugier à Genève et certains fréquentaient la Villa Neuve. Les Russes, en particulier, étaient dans le collimateur de la police.

En 1894, le président de la République française Sadi Carnot avait été assassiné à Lyon par un anarchiste. On se souvient que la célèbre impératrice Sissi fut également assassinée à Genève, par un anarchiste, en 1898. Genève vivait une époque troublée.

En lisant le livre très documenté qu’Edmonde Charles-Roux a consacré à Isabelle Eberhardt, « Désir d’Orient », on prend conscience de la diversité et du bouillonnement de la vie genevoise. Cette auteure s’est intéressée très sérieusement à la vie de la famille d’Isabelle Eberhardt en étudiant la correspondance, les documents officiels, les rapports de police et les articles des journaux de l’époque.

Il n’y avait pas que les étrangers qui étaient étroitement surveillés. L’un de nos ancêtres Champendal, notre arrière grand-oncle, descendant de huguenots réfugiés à Ballens dans le canton de Vaud, fut un contemporain d’Isabelle Eberhardt. En 1894, il fut expulsé de France où il travaillait, pour avoir fréquenté des milieux anarchistes. Il vivait à Genève. En ce qui le concerne, le livre d’Edmonde Charles-Roux nous apporte également un éclairage bienvenu sur ces années-là. (Voir mon document : "Notre ancêtre, l'anarchiste")

Rappelons en passant que certains anarchistes célèbres, comme Bakounine, Protopkine, ont été bien accueillis dans le canton de Neuchâtel et dans le Vallon de St-Imier. Là aussi, les gens prenaient conscience de l’énormité des inégalités sociales et adhéraient aux idées anarchistes et libertaires.

Très jeune, Isabelle a rêvé de partir et de voyager. Elle était fascinée par le Désert. Elle fit un premier voyage en Tunisie avec sa mère qui, malheureusement y mourût. Elle y voyagea, y vécut ensuite à de nombreuses reprises, ainsi qu’en Algérie.

Et elle se mit à écrire. Elle a écrit sous toutes sortes de pseudonymes, le plus souvent masculins, bien sûr, mystifiant ses lecteurs mais aussi ses connaissances lors d’échanges de correspondance privée.

Ses écrits sur l’Algérie me sont précieux, en particulier parce que nous avons des ancêtres Champendal qui ont été colons dans ce pays à la même époque. En lisant l’oeuvre d’Isabelle Eberhardt, on comprend mieux les difficultés d’intégration qu’ils ont dû rencontrer et les préjugés qui devaient être les leurs face à cette population musulmane, considérée comme inférieure. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt sa nouvelle intitulée «Criminel», qui illustre bien la problématique.

Ses écrits nous offre un panorama de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc de l’époque, elle évoque la grandeur des paysages, elle nous décrit un riche panel de personnages. Elle a aussi beaucoup dessiné ce qu’elle voyait. Elle nous a laissé un certain nombre de croquis. Elle a observé cette société si diverse avec un regard d’ethnologue, avec impartialité, sans jamais tomber dans un orientalisme de pacotille, fort à la mode à l’époque. Elle se faisait passer pour un homme et réussissait ainsi à totalement participer à la vie quotidienne des musulmans, fréquentant des lieux interdits aux femmes.

« Ce jour-là, le 13 juillet, elle prit le train de Biskra. Isabelle, vêtue en cavalier, voyageait avec Salah ben Mohammed. Le haut turban de corde brune, retenant l’étoffe blanche dont elle nouait les pans sous le menton, la métamorphosait. Elle était donc Si Mahmoud Saadi, le taleb aux deux burnous, l’étudiant qui voyageait pour s’instruire…. (in «Nomade j’étais » Edmonde Charles-Roux_p68)

« Elle a abandonné l’ample costume des cavaliers algériens : « Je m’habille en homme tunisien, écrit-elle, les bas blancs et les savates, les culottes grandes, le gilet bleu ciel, une petite camisole bleu ciel avec les manches longues et une ceinture rouge rayée vert, après une gandoura, espèce de chemise très large aux épaules, faite en soie légère et après un burnous. Sur la tête, toujours rasée, un petit fez avec un gland qui tombe gracieusement sur l’épaule . » (cité par Edmonde Charles-Roux, in Nomade j’étais p114. Notes inédites rédigées en russe et contenues dans un petit cahier intitulé par Victor Barrucand Ecrits russes d’Isabelle Eberhardt Tunis, juin 1899 ; traduction préparée par Mme Beltrami Belaben (Aix en Provence, A.O.M., dossier 23 x 19)

Dans « Nomade j’étais », Edmonde Charles-Roux écrit page 552/553 :

« Isabelle était en mesure d’observer les mœurs indigènes dans leurs moindres détails. Pourquoi se sentait-elle tellement à l’aise avec ses compagnons de voyage ? Elle n’éprouvait aucune gêne à s’étendre parmi eux dans la nuit. « la plupart étaient jeunes et rieurs, pleins de vie, d’insouciance simple et superbe… – Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. Nous nous sommes habitués à toi ; nous sommes tes frères à présent et nous te regretterons si tu pars, parce que tu es un brave garçon…Ils savaient bien par tant d’indiscrétions européennes que Si Mahmoud était une femme. Mais avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eut été malséant d’y faire allusion et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours en camarade lettré, un peu supérieur » (Isabelle Eberhardt in Notes de route, Maroc-Algérie-Tunisie, «Sud Oranais » « Départ » p. 160)

« Vêtue en cavalier et couchée dans un coin, on ne remarquait pas Isabelle : « excellente position pour bien voir, notait-elle. Si les femmes ne sont pas de grands observatrices, c’est que leur costume attire les regards ; elles ont toujours été faites pour être regardées... »

Après la mort si précoce et dramatique d’Isabelle Eberhardt, un de ses amis, l’écrivain Victor Barrucand, qui la soutenait et lui fournissait du travail comme journaliste fit pourtant éditer ses œuvres, en se permettant d’y ajouter, d’en modifier ou d’en retrancher des passages, souvent en fonction des tabous de l’époque et de ses propres a priori. Au fil des années, il alla jusqu’à en revendiquer en partie la paternité !

La bibliothèque numérique romande vient de mettre à disposition, en ligne, les écrits originaux retrouvés dans la boue de l’inondation, publiés dans des revues de l’époque ou encore inédits. Une exposition s’est tenue à la Maison Tavel, à Genève, en 2019, que je n’ai malheureusement pas vue.

Le document mis en illustration est un croquis réalisé par Isabelle Eberhardt dans ses « Journaliers », édités à Paris en 1923 et en possession de la Bibliothèque de Genéve.

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  • Roger Monnard

    Merci! Merci! pour la publication, vraiment, magnifique article

  • Valérie Clerc

    Merci d'avoir retracé ici l'existence de cette femme insolite et courageuse dont la destinée interpelle. Ce que vous dites de son éducation m'a intéressée. Voici quelques développement à ce propos.

    Si le père d'Isabelle Eberhardt était un admirateur de Tolstoï, il savait sans doute que l'écrivain n'appréciait pas l'école à cause du conformisme de pensée qu'elle était susceptible de véhiculer. Dès 1859, Tolstoï a installé dans son domaine d'Iasnaïa Poliana une école pour les paysans et leurs enfants. Tolstoï s'y investira énormément. Il rédigera même en marge de ses romans quatre livres de lecture pour faciliter l'apprentissage de ses élèves. La question éducative occupe une place prépondérante dans sa vie et son oeuvre.

    De son côté, Bakounine, établit dans le Vallon de Saint-Imier, défend l'idée d'une "l'instruction intégrale". Il souhaite abolir la hiérarchie des savoirs qui repose sur une hiérarchie sociale. Son idée est de proposer à toutes et tous une instruction qui soit à la fois scientifique, technique et professionnelle. Cette instruction dite "intégrale" se veut résolument égalitaire en ce qu’elle s’adresse aux deux sexes. C'est peut-être cette opinion, présentée en 1869 dans "L’Égalité – organe de la Fédération romande de l’Association internationale des travailleurs (AIT) " qui a marqué les conceptions éducatives du père d'Isabelle Eberhardt... Je n'ai pas mis la main sur la suite d'articles paru dans L'Egalité, mais en voici une synthèse: books.openedition.org/ensediti...

  • Sylvie Savary

    Merci Claire pour ce passionnant article. La maison que vous évoquez est en effet certainement celle où Isabelle Eberhardt a passé sa jeunesse de 1879 à 1899 : bge-geneve.ch/iconographie/oeu... Une vaste demeure en bordure de la route de Meyrin, avec un immense parc et un étang surnommé "la mer Caspienne" par ses habitants ! Elle sera vendue aux enchères en 1901 pour 30'000 francs et détruite dans les années 1970 pour faire place au quartier des Avanchets et, plus récemment, au gigantesque quartier de l’Étang

    Un peu de pub "pro domo" : j’ai consacré un dossier sur Isabelle Eberhardt, « Une femme libre », dans Passé Simple de décembre 2021. J’y ai abordé sa jeunesse genevoise, son éducation par son père A. Trophimowsky, sa découverte-passion de l’Algérie et de la religion musulmane, ses voyages de centaines de km à travers le désert, sa vie au quotidien, les problèmes avec l’autorité française et les colons (à noter qu’elle prend toujours le parti des opprimés, des petites gens et des « indigènes »), ses travestissements en homme pour gagner en liberté, et surtout son amour pour Slimène Ehnni. Ses récits - notamment ses Journaliers - sont profondément émouvants et en même temps un témoignage historique passionnant. notrehistoire.ch/entries/9a8VE...

    • Claire Bärtschi-Flohr

      Merci ! C'est bien la maison dans laquelle nous étions reçus. Je suis abonnée à Passé Simple que j'apprécie beaucoup. J'ai découvert Isabelle Eberhardt dans les deux romans de Edmonde Charles-Roux ("Nomade j'étais" et "Un désir d'Orient"). Ensuite j'ai lu un certain nombre de ses écrits émouvants et, au-delà de leur qualité littéraire, extrêmement précieux historiquement. Et c'est grâce à la Bibliothèque Numérique Romande que j'ai pu me les procurer ! Merci !