Les grands ciseaux de la censure
Les grands ciseaux de la censure
Dans l'article précédent, je présentais les Etrennes helvétiennes et patriotiques parues chez Henri Vincent à Lausanne en 1802 :
En fouillant dans les archives de la presse écrite, je découvrais que la Gazette du Valais du 26 juillet 1874 publiait le principal article de ces Etrennes intitulé "Petite course au St-Bernard en avril 1801" sous forme de feuilletons.
A la lecture du premier feuilleton, je devais constater que, sans aucun avertissement, le rédacteur s'était permis de retirer au texte original tous les passages savoureux, ceux où les Valaisans ne sont pas particulièrement mis en valeur. C'était - on peut le dire - du "caviardage" de texte avant l'heure.
Pour rétablir cette injustice et sourire de la réputation dont souffraient les Valaisans du début du XIXème, j'ai mis entre crochets, en gras et en italique les passages qui ont été biffés par les grands ciseaux de la censure de l'époque.
Feuilleton extrait de la Gazette du Valais du dimanche 26 juillet 1876 [source]
[...] Le second avril nous partîmes pour le St-Bernard et nous allâmes en char jusqu'à St-Branchier [aujourd'hui Sembrancher] , deux fortes lieues plus haut que Martigny, par un chemin assez commode, quoique raide et serré en plusieurs points. Le plus grand obstacle que le voyageur y rencontrait pour lors, venait de deux grosses avalanches, qui tombées huit jours auparavant, après de longues pluies, avaient obstrué le passage. La vallée d'Entremont, dont nous suivions les détours, est étroite , arrosée par la Dranse et bordée par de hautes montagnes : celles de la droite sont boisées, celles de la gauche sont cultivées jusqu'à une certaine hauteur. La vigne y croît malgré l’âpreté du climat, et le vin qu'on y recueille est encore potable. On révoquerait sans doute que le raisin put y mûrir, si l'on ne se rappelait que les chaleurs de l'été sont tout autrement fortes, dans les vallées des Alpes que dans la plaine , et que la neige, qui couvre de bonne heure les plants, empêche les racines des ceps de geler pendant l'hiver. [Les habitants du pays que nous traversons ont bien moins d’industrie que ceux de la Vaux, entre Lausanne et Vevey ; tandis que les terrasses qui soutiennent les vignes de ces derniers sont des chefs d’œuvre d’art et de travail, les terres des premiers sont soutenues par des murs crus et si mal établis qu’ils sont fréquemment entraînés par les pluies. La vigne plantée sans ordre est mal taillée et mal appuyée, on y met peu de fumier. Du reste le sol léger et graveleux paraît très propre à ce genre de culture. A moitié chemin, on y rencontre quelques charbonnières et quelques usines de fer. Le châtaignier prospère sur cette route et y est très multiplié.]
St-Branchier est un village assez considérable; les maisons sont en pierre, presque toutes couvertes en tuiles et mieux entretenues qu'elles ne le sont communément en Valais. [Je ne dirais point que nous rencontrâmes nombre de goitreux et de crétins ; c’est une chose à laquelle on s’attend : mais ce qui me surprit le plus de voir plusieurs jolis visages de femmes, quoique ce peuple soit généralement très laid. A la laideur, il joint la malpropreté, soit dans l’ameublement, soit dans l’intérieur des habitations : comme les chambres ont des poêles très chauds, et qu’ouvrir les fenêtres pour changer d’air est une hérésie, elles ont une odeur insupportable pour les étrangers : quant au moral, le peuple est très religieux jusqu’à la superstition et très ignorant : du reste, bon, hospitalier, sobre, infatigable : le petit chapeau de feutre ou de paille des paysannes serait assez joli, s’il était plus propre : les habits des hommes sont d’un grossier drap brun, qui se fabrique dans le pays.]
A St-Branchier nous laissâmes notre char pour prendre des mulets ; au sortir du village est une montée difficile et revêtue d'un mauvais pavé, après quoi, la route devient large, ferme et très-belle : quoi qu’elle serpente sur les flancs de la montagne, à peine s'aperçoit-on qu'on monte; un char y roulerait aisément. Sur la droite sont des champs où le seigle, l'orge et l'avoine croissent à merveille ; les noyers, cerisiers, pruniers s'y trouvent en grand nombre; plus haut pâturent les chèvres et les moutons. Les habitants engraissent soigneusement leurs terres, el voici la manière dont ils transportent leurs engrais : deux grands sacs de toile placés sur chaque flanc du mulet et attachés vers le milieu sur le bat sont remplis de fumier; le conducteur est assis en travers et va souvent déposer sa charge à une lieue et demie de l'endroit où il l'a prise. Ce sont des garçons ou des jeunes filles qu'on emploie le plus communément à ces sortes de transport : [après ça, peut-on s’étonner que leur extérieur soit d’une saleté si dégoûtante.] A une demie lieue de St-Branchier, la route traverse une forêt de sapins embarrassée par d'énormes quartiers de roc, que le laps du temps ou les avalanches ont détachés du sommet des monts voisins ; puis on passe sur un pont de bois la Dranse, qu'on avait côtoyée jusqu’ici ; à ce pont finit le vignoble. La route jusqu'à Orsières est assez raide, et comme la précédente elle est coupée sur le flanc de la montagne. Les dernières pluies l'ont un peu dégradée et plusieurs pans du mur qui la soutient du côté du précipice ont été renversés; mais avec quelque travail elle sera bientôt réparée. Orsières est un très gros village, chef-lieu du district et résidence du sous-préfet ; il est placé au bord de la rivière, dans un enfoncement auquel viennent aboutir plusieurs vallons latéraux ; ses environs sont couverts de pommiers et de poiriers sauvages, dont les habitants recueillent le fruit pour faire du cidre. Cette paroisse est desservie par un religieux du St.Bernard : on la donne comme un lieu de repos à un des Pères qui ont été le plus longtemps sur la montagne; ces sortes de cures sont très recherchées et bien méritées ; elles dédommagent d'une jeunesse entière passée dans la solitude, dans l'abnégation de soi-même et dans les plus pénibles travaux. La distance de St-Branchier à Orsières est d'une forte lieue.
Jusqu'à Lidde [aujourd'hui Liddes] la route est à peu près la même; seulement elle devient sensiblement plus raide. Les flancs de la montagne sont couverts de petits champs, soutenus par des enclos de murs crus ; au-dessus sont des forêts de sapins et de mélèzes; celles-ci sont peuplées de grives, de merles, de gelinottes et de faisans; plus haut encore sont les lièvres blancs, les perdrix de neige (Tetrao lagopus), les marmottes, et les chamois; il n'y a pas de bouquetins sur ce revers de montagne ; mais il en reste encore quelques-uns dans les Alpes de la Val-d'Aoste. La chapelle de Lidde couronne une colline escarpée, d'où l'on voit derrière soi toute la route qu’on vient de faire et devant soi le village qui n'est pas fort considérable : ce qui frappe le plus les voyageurs c'est de vastes étendages, composés de longues perches placées en travers et par étages sur d'autres perches qui leur servent d'appui: voici leur usage; comme à l'époque de la moisson , la terre est humide et les rosées très abondantes , le blé qu’on vient de couper ne saurait mûrir et sécher sur la place; pour suppléer à cet inconvénient , on le lie en javelles, et on le suspend à ces perches où il se sèche bientôt au grand air; puis on l'enlève de l'étendage pour le battre en grange ; on fait de même et pour la même cause dans quelques vallées du pays des Grisons.
Voir aussi ce document concernant un Français établi à Sembrancher dans ces années révolutionnaires :
Oui, on apprend presque tout tôt ou tard.....bien !
Et maintenant une vidéo assez humoristique qui explique bien l'origine du mot "crétin des Alpes" chère au capitaine Haddock : youtube.com/watch?v=dQGJL4RvbF...
Magnifique recherche, à l'époque, le simple fait d'être une région pauvre provoquait inévitablement une censure non seulement sur l'écrit, mais carrément social, même les 1er concernés l'appliquait. Le "sans" dite " mauvaise" fortune baissait la tête et restait discret. Et plus de 150ans plus tard, dans les années 50-70 cette censure de la pauvreté commençait seulement et timidement à disparaitre.
«Toujours vérifier ses sources!» C'est la première chose qu'on nous apprend à l'Université. Voilà qui est fait et bien fait ;)
Merci Kérim. Venant de la part d'un docteur en histoire, auteur d'un ouvrage remarqué sur les testaments des évêques de Lausanne et la construction d'une mémoire épiscopale, ton commentaire me fait particulièrement plaisir. Titre de l'ouvrage : "Les voies de l'éternité" paru dans les cahiers vaudois d'histoire médiévale no 57 (Lausanne, 2017).