Quand la cloche s’est fait attendre Repérage

1916
Flanthey (Lens, Valais)
Adélaïde Patrignani

Histoire de la cloche principale de Flanthey, sur fond de Première guerre mondiale

L’histoire quelque peu mouvementée de la cloche principale de Flanthey (commune de Lens, Valais) est inséparable du contexte géopolitique de l’époque. Il est intéressant de constater qu’un instrument destiné au clocher d’une église située en territoire neutre s’est heurté à une série d’obstacles, et n’est parvenu qu’à grand peine à destination, devenant ainsi un «témoin» inattendu du conflit qui a ensanglanté l’Europe au début du XXe siècle.

Adélaïde Patrignani
L'église de Flanthey et son clocher
L'église de Flanthey et son clocher

Une fonderie de référence

13 avril 1914. La première pierre de l’église de Flanthey, hameau de la commune de Lens, sur la rive droite du Rhône, est bénie. Trois mois plus tard, le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, puis par le jeu des alliances, une large partie de l’Europe entre progressivement dans le conflit.

Les travaux se poursuivent dans le village valaisan, et le 14 novembre 1915, un premier office est célébré dans la nouvelle église de Flanthey. Outre des aménagements intérieurs, il faut aussi doter de cloches le solide beffroi construit en bois et en pierre, avec des fenêtres cintrées.

Le carillon de Flanthey comporte actuellement neuf cloches, mais c’est la cloche principale qui a été commandée en premier.

Adélaïde Patrignani
Le chanoine Pierre Gard (crédits Michel Savioz)
Le chanoine Pierre Gard (crédits Michel Savioz)

(photo issue de la publication suivante: https://notrehistoire.ch/entries/7lyYnwEvBE9)

Le chanoine Pierre Gard, alors prieur de Lens – il le fut de 1901 à 1939, et engagea notamment l’érection de la statue du Christ-Roi, sur la colline du Châtelard, au début des années 1930 – se renseigne fin octobre 1916 auprès des «Fils de Georges Paccard» une référence en matière de fonderie de cloches et de carillons. La maison Paccard, existant encore de nos jours, est située à Annecy, dans le département français de la Haute-Savoie. L’entreprise familiale, fondée en 1796, fabrique des cloches pour tous les pays du monde. Certaines sont particulièrement célèbres: la fierté de l’époque est la «Jeanne d’Arc», bourdon de la cathédrale de Rouen (France) fondu juste avant le déclenchement de la Première guerre mondiale.

Adélaïde Patrignani
Le Bourdon de la Cathédrale de Rouen
Le Bourdon de la Cathédrale de Rouen

Manque de personnel et hausse des prix

Dans les archives de la paroisse de Lens se trouvent toutes les lettres envoyées à Lens par l’entreprise Paccard, ainsi que des documents administratifs relatifs à la commande et à la pénible livraison de cette cloche.

«Quoique travaillant plus spécialement pour la guerre, nous continuons à faire quelques cloches avec notre vieux personnel non mobilisé», lit-on dans la première lettre de cette correspondance, datée du 7 novembre 1916 et répondant à une missive du chanoine. «Nous avons en ce moment en moulage notre belle sonnerie pour la cathédrale d’Oran».

Adélaïde Patrignani
La première lettre envoyée par la fonderie Paccard au chanoine Pierre Gard
La première lettre envoyée par la fonderie Paccard au chanoine Pierre Gard

«Incontestablement, à l’heure actuelle, les métaux sont assez chers», explique la maison Paccard en donnant le prix de 5,30 francs le kilo, «mais on ne peut prévoir une baisse, et certains métallurgistes prétendent qu’ils seront encore plus chers plusieurs années après la guerre, car il faudra beaucoup plus de cuivre pour rebâtir qu’il n’en faut actuellement». Cette hausse effrénée des prix du métal ne fera que se confirmer dans les lettres suivantes.

«Si nous n’étions pas mobilisés, nous nous ferions un plaisir d’aller vous voir afin de vous donner tous les renseignements que vous désirez. Malheureusement, la chose est assez difficile en ce moment», regrette le fondeur, qui ne viendra jamais à Lens… mais qui a déjà beaucoup œuvré pour le Valais: «Vous devez connaître nos cloches. Nous en avons livré beaucoup dans le Valais, notamment, Contey, Leytron, Vernayats, Grimentz, etc…» [orthographe du texte], écrit-il, avant d’évoquer la fabrication en cours du bourdon et du carillon de Rouen.

Au vu des restrictions de personnel, le temps presse. «Vous nous dites que vous tiendriez à avoir vos cloches au printemps prochain. Il faudrait pour cela que vous puissiez nous donner votre commande rapidement…»

L’artisan évoque aussi dans sa lettre un système alors novateur: «la sonnerie à battant rétro-lancé, qui supprime toute peine au sonneur et tout ébranlement au clocher». Une notice est jointe pour présenter ce type de sonnerie, qui sera celui choisi pour la cloche principale.

Adélaïde Patrignani
La sonnerie à battant rétro-lancé, une innovation de la fonderie Paccard
La sonnerie à battant rétro-lancé, une innovation de la fonderie Paccard

Livraison espérée au printemps

Le 16 novembre 1916, une nouvelle lettre est expédiée à Lens, accusant réception de la commande du chanoine Gard, envoyée deux jours plus tôt.

«Il nous sera assez difficile de nous rendre à Lens selon votre désir, regrette à nouveau la maison Paccard, car nous sommes mobilisés dans nos usines. (…) Il nous faut pour nous rendre en Suisse l’autorisation du Gouverneur militaire et même du Ministre de la Guerre, et il nous faudra justifier que c’est pour la défense nationale que nous sommes obligés à ce voyage». On propose plutôt au chanoine Gard de venir lui-même à Annecy voir les cloches et «entendre la Jeanne d’Arc et le carillon de Rouen» (29 cloches !).

La commande n’est pas encore confirmée, et le fondeur français demande de ne pas trop tarder étant donné la hausse des prix et le délai de livraison qui s’annonce long.

Dans ces deux premières lettres, il est question de plusieurs cloches – le projet initial était certainement de commander un carillon complet – mais dans la troisième lettre, datée du 5 janvier, il ne s’agit plus que d’une seule cloche, la cloche principale. Le prix de matières premières aurait-il dissuadé le prieur de Lens d’entreprendre une acquisition trop importante?

«Le moule est bien avancé, et nous comptons en faire la coulée d’ici un bon mois; il est vrai qu’en ce moment nous sommes bien contrariés par les froids rigoureux que nous avons», écrit en ce début janvier 1917 l’un des fils de Georges Paccard.

Adélaïde Patrignani
Coulée d'une cloche chez Paccard en 2011 (Photo DL/Y.P.)
Coulée d'une cloche chez Paccard en 2011 (Photo DL/Y.P.)

«Si les transports sont ouverts, nous pourrons donc vous expédier votre cloche aux premiers beaux jours, poursuit-il avec optimisme. Vous avez fait votre commande au bon moment car il y a encore eu de très fortes hausses sur les métaux». «Lorsque la coulée de votre cloche sera fixée, soit courant février, nous ne manquerons pas de vous prévenir, et nous espérons que vous nous ferez l’amabilité d’assister à cette opération qui sans doute vous intéressera beaucoup», écrit-il.

Paccard souhaite enfin «que le premier carillon de votre cloche soit celui de la paix universelle que nous désirons bien vivement».

Un apparent feu vert

Huit jours après, dans une nouvelle lettre, le chanoine Gard est invité à venir à Annecy deux semaines plus tard pour assister à la coulée, opération très rapide mais spectaculaire. Mais côté lensard, aucun déplacement ne semble prévu, et on tarde à confirmer la commande. Ce n’est qu’au mois de mai qu’une lettre accuse réception de la «commande d’une cloche Fa dièse de 750 kilogrammes» (finalement à 6,50 francs le kilo)… À condition «toutefois que nous obtenions l’autorisation nécessaire pour l’exportation», pour le moment prohibée par l’administration de Chambéry.

Le chanoine Gard a quant à lui pour mission de «demander la consignation de la marchandise à la Société Suisse de surveillance économique de Berne» (SSS). Autrement dit, un feu vert pour l’importation.

Les deux interlocuteurs échangent également des plans du beffroi, non sans quelques incompréhensions (pas de téléphone, ni de voyage pour voir l’édifice !), pour que le fondeur sache quelles dimensions donner au joug qui soutiendra la cloche.

Adélaïde Patrignani
L'autorisation de transit de la Société Suisse de surveillance économique
L'autorisation de transit de la Société Suisse de surveillance économique

Le 25 juillet 1917, la Société suisse de surveillance économique de Berne délivre enfin une autorisation d’importation de la cloche, qui devra transiter de la gare d’Annecy jusqu’à la gare de «Granges-Lens» (maintenant disparue) comme le mentionne le document signé dans la capitale helvétique.

Pour en savoir plus sur l'ancienne gare de Granges: https://notrehistoire.ch/entries/XEVY7gbDYGL

Le 3 août suivant, la fonderie Paccard assure qu’elle va «faire les formalités en France, et il n’y a plus aucun doute que la chose ne soit autorisée». On peut même envisager de peaufiner la cloche: «vous voudrez donc bien songer aux inscriptions de votre cloche afin que nous puissions la mettre en chantier et nous en occuper immédiatement», demande-t-on au prieur de Lens.

Encore une démarche administrative, et le 30 août, le fabriquant de cloches savoyard se réjouit d’avoir reçu «l’autorisation d’exportation et de transit» de la part de la SSS en lien avec les autorités françaises. La cloche peut donc être expédiée, et «puisqu’il n’y a plus aucun obstacle nous allons la mettre en chantier».

Adélaïde Patrignani
Lettre du chanoine Gard au préfet du district de Sierre (auquel appartient Flanthey) Charles de Preux, parrain de la grand'cloche
29 décembre 1916
Lettre du chanoine Gard au préfet du district de Sierre (auquel appartient Flanthey) Charles de Preux, parrain de la grand'cloche

Des difficultés croissantes

Il faut tout de même attendre la mi-mars 1918 pour que la fameuse cloche soit quasiment terminée. Notons que le souhait initial du chanoine Gard de l’obtenir «au printemps prochain» - soit au printemps 1917 – n’a pas pu être réalisé. «Mais pourrons-nous vous expédier la cloche avec une autorisation spéciale ?», s’interroge Paccard en ce 17 mars 1918. «Il est bien difficile que vous n’ayez pas votre cloche pour le commencement de mai, comme vous le désirez ; très probablement vous l’aurez plus vite. (tout cela dépend du trajet)», conjecture l’artisan.

En fin de compte, ce n’est pas non plus au printemps 1918 que la cloche parvient jusqu’à Flanthey. La situation va même en se compliquant, comme le rapporte une lettre du 11 juin suivant.

«Veuillez bien croire que si votre cloche n’est pas encore partie, ce n’est pas de notre faute», s’excuse la maison Paccard. L’autorisation de la SSS obtenue en août 1917 est désormais périmée. Mais «il ne suffit pas d’avoir cette autorisation pour expédier ; il faut que la gare accepte la marchandise et donne un wagon. Chaque semaine, depuis près de 6 mois, nous nous rendons en gare pour cela», est-il expliqué.

Une nouvelle autorisation a également été demandée à Berne. Mais la démarche prend du retard en raison du conflit mondial en cours. «Ne soyez pas étonné de ces retards, écrit Paccard au prieur de Lens. Notre usine qui travaille pour la guerre attend depuis plusieurs mois des fers de Marseille, et cela malgré les bons de priorité qui nous ont été accordés», regrette-t-il, avant de conseiller au prêtre valaisan d’écrire au ministère français de la Guerre pour obtenir une autorisation de transport. «Vous insisterez sur le besoin urgent que vous avez de cette cloche», recommande le fondeur.

Puis les courriers se succèdent entre l’entreprise Paccard et la Société suisse de surveillance économique afin d’autoriser l’expédition de la marchandise.

La gare d’Annecy réclame également un certificat de nationalité du chanoine Gard (délivré par le consulat de France à Genève), et il faut obtenir de la part Commission de réseau (liée au ministère de la Guerre) un wagon disponible. La SSS explique d’ailleurs à ce sujet qu’«étant donné les circonstances», les wagons «ne sont accordés que pour les expéditions qui présentent un caractère absolument urgent», ce qui n’est manifestement pas le cas d’une cloche.

Adélaïde Patrignani
Lettre accompagnant le certificat de nationalité du chanoine Gard
Lettre accompagnant le certificat de nationalité du chanoine Gard

Le tournant de l’armistice

Malgré les demandes de Paccard auprès de la gare d’Annecy et de l’administration de Chambéry, le transport de la cloche reste prohibé durant tout l’été.

Le 8 octobre, une lettre fait savoir que «si la cloche n’est pas encore partie, c’est qu’en gare on refuse les colis de plus de 300 kg, malgré l’autorisation reçue. Il faut attendre quelques jours, Nous surveillons très sérieusement la chose», assure la fonderie d’Annecy.

La délivrance arrive le 13 novembre… deux jours après la signature de l’Armistice. «Enfin, la gare a bien voulu accepter la cloche. Nous aimons à croire que notre expédition vous arrivera sans encombre. Comme convenu l’envoi a été fait en gare de Granges», écrit monsieur Paccard.

«L’armistice est signée, malheureusement la guerre n’est pas finie, nous sommes toujours soldats et nous ne pourrons pas aller diriger votre installation», regrette-t-il néanmoins, joignant à sa lettre «quelques instructions qui seront très utiles à votre poseur».

«Nous sommes persuadés que cette cloche vous donnera entière satisfaction, car elle est très belle et d’une sonorité remarquable», souligne Paccard. Puis il ajoute en bas de la lettre, dans quelques lignes griffonnées à la hâte: «La cloche est toujours en gare d’Annecy et n’a pas pu partir, la frontière étant fermée, elle attend… espérons que ce ne soit que pour un jour ou deux». L’arrivée tant attendue n’est pas encore assurée.

Ultimes obstacles et livraison

Le 4 décembre suivant survient un nouveau rebondissement, teinté de déception. La Société suisse de surveillance économique informe en effet que l’importation de la cloche n’est plus possible, en raison de la caducité de l’autorisation d’exportation obtenue à l’été 1917 et du contrat qui en découle. «La demande de prolongation aurait du être faite jusqu’au 14.11.18. Cette formalité ayant été omise par le fournisseur, ce titre se trouve définitivement périmé», explique dans un courrier la SSS. La nouvelle cloche en bronze se retrouve alors bloquée à la douane française de Bellegarde.

Adélaïde Patrignani
"Vraiment les affaires deviennent impossibles"
"Vraiment les affaires deviennent impossibles"

Deux cartes postales (figurant la cloche de la cathédrale d’Oran fondue par la maison Paccard) sont envoyées à six jours d’écart au chanoine Gard par la fonderie savoyarde pour tenter de dénouer cet imbroglio administratif. La consternation est palpable. «Vraiment les affaires deviennent impossibles», se lamente Paccard.

Heureusement, la SSS ne tarde pas à délivrer un titre d’autorisation, comme l’indique une lettre délivrée le 18 décembre par l’organisme suisse au chef de gare de Bellegarde.

Dans une carte du 20 décembre, monsieur Paccard jubile: «La SSS a donné signe de vie hier par deux télégrammes. L’autorisation a été accordée et adressée directement à Bellegarde. (…) La cloche vous arrivera donc bientôt – Enfin !!! Deo Gratias».

Adélaïde Patrignani
Document des douanes suisses relatif au transport de la cloche
Document des douanes suisses relatif au transport de la cloche

Les formulaires remplis par l’administration des douanes en gare de Genève indiquent que la cloche a traversé le territoire suisse durant la période de Noël: un tampon des douanes suisses est daté du 24 décembre, et celui de la gare de Granges-Lens, du 26 décembre.

Adélaïde Patrignani
Le tampon de la gare de Granges-Lens, le 26 décembre 1918
Le tampon de la gare de Granges-Lens, le 26 décembre 1918

Un légitime soulagement transparait de la dernière carte de la fonderie Paccard, arrivée à Lens début 1919: «Sommes heureux d’apprendre que la cloche est arrivée. Enfin ! Elle doit être dans un état de saleté, et ne manquez pas de la faire nettoyer et reluire comme un miroir, afin qu’elle fasse honneur à ses fondeurs», glisse malicieusement l’artisan savoyard. Les documents conservés aux archives ne donnent toutefois pas d’indications sur la pose.

Adélaïde Patrignani
Elle est arrivée... Enfin !
Elle est arrivée... Enfin !

D’abord espérée comme un signe de résurrection pour le printemps 1917, la cloche de Flanthey, demandée fin 1916 à la maison Paccard, est finalement parvenue à destination deux années plus tard, aux alentours d’une fête de Noël où tous les peuples pouvaient enfin célébrer une paix renaissante. Le long et sinueux parcours de cette cloche peut donc être vu comme un signe concret de cette paix qui s’obtient grâce à la patience et à la persévérance des hommes de bonne volonté.

Adélaïde Patrignani - Lens, 14 février 2024

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